Ces choses-là

Charles Germain de Saint-Aubin. L' Art du brodeur. Imp. FD Delatour, 1770. 

 

 

"Nous entrons dans l'ère des révolutions, écrit Rousseau, mais les grands choses n'empêchent pas les petites, le promeneur des Rêveries s'en va cueillir la dentaire heptaphyllos, le ciclamen et le nidus avis pour son herbier, et Germain de Saint-Aubin rédige L'Art du Brodeur : on ponce le dessin d'une broderie en le couvrant d'une fine poussière puis en soufflant légèrement dessus pour en chasser le superflu, procédé qui s'appelle ordonner.  

Souffler sur l'époque pour l'ordonner mais en préservant ses détails : balustre d'or, papillons, pompons'".  

 

Dans Ces choses-là, Marianne Alphant se livre pour le plus grand ravissement du lecteur à ordonner le XVIIIe siècle : lui donner sens tout en n'en évoquant que détails, petits riens, anecdotes, listes, "paillettes, fretins, fétiches", accessoires.  Comme un taffetas aux reflets changeants, elle tisse l'époque tout en contrastes : en chaîne, le raffinement extrême, le libertinage, le luxe, la légèreté ; en trame, le goût macabre de Louis XV, la Terreur, l'emprisonnement, l'exhumation des corps royaux à Saint-Denis.

Nous cheminons avec elle au gré de phrases courtes sans verbe, d' énumérations, de suites de verbes à l'infinitif, d'alternances de courts de et longs paragraphes. Elle furète dans un désordre de rubans de soie, s'envole en escarpolette au-dessus des blancs moutons alors qu'une belle s'en va cueillir la fraise et  la fleur d'églantier, s'assoie à côté de Jean-Jacques écrivant sur une carte à jouer dans son cabinet de verdure à Montmorency,  soulève le couvercle du nécessaire de voyage commandé par Marie-Antoinette pour sa fuite,  accompagne les paysans de Campanie quand ils heurtent les premiers marbres d'Herculanum, scrute l'empreinte des corps sur les draps froissés de Fragonard, ouvre avec le Régent les battants d'une armoire où sont dissimulés des flambeaux éclairés pour percer le secret d'une orgie,  force le cercueil de Marie de Médicis en putréfaction liquide, vole ses aphrodisiaques à Mme de Pompadour,  caracole dans la campagne anglaise avec Casanova et les cinq sœurs "hanoveriennes", feuillette les cahiers d'écriture du Dauphin, accompagne la chute du mouchoir du roi décapité, zézaie zoliment avec la Du Barry, se moque des culs rouges de Boucher, fredonne Soave sia il vento, s'en va à Vienne toucher un morceau de fer coudé sous la direction de Franz Anton, assiste à une représentation du Devin du village en compagnie de Goethe enfant,  s'évanouit, a des vapeurs, ressent le spline, collectionne les tabatières, se souvient avec Sade emprisonné  songeant à sa femme des "petits papillons de La Coste, absolument entre toi et moi", contemple le mouvement semi-circulaire de la cime des arbres avant la pluie avec Bernardin, fouille dans les langes des petits abandonnés à la recherche du détail, de la remarque, qui saura les identifier.

Car, contre l'histoire qui l'interpelle, et qui la rappelle à l'ordre des grandes scansions, elle sait dresser des autels à la rêverie pour donner le goût d'une époque, du rose poudré d'un habit de velours ras au rouge du sang de l'échafaud.

 

 

 

 

Marianne Alphant. Ces choses-là. P.O.L, 2013