Au plus près

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Intérieur, panneau central. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Intérieur, panneau central. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Intérieur, ange musicien ou Sainte-Cécile. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Volet extérieur. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Volet extérieur. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.

 

Nul doute que Marguerite Yourcenar aurait été saisie de ravissement à la découverte du site Closer to Van Eyck, qui permet une plongée au millimètre près dans les différents panneaux qui composent le Retable de l'Agneau Mystique des frères Van Eyck, exposé dans de très piètres conditions à la cathédrale Saint-Bavon de Gand.  

Tout au long de sa vie, elle collectionna les cartes de postales de peintres flamands, les collant à mesure de ses visites muséales dans des albums aux pages noires. Sans souci particulier pour les cohérences de l'histoire de l'art, elle  y prélevait des détails pour nourrir son  propre univers : "Regarder les images jusqu'à les faire bouger" et les faire entrer dans le labyrinthe de la création.

Ainsi eut-elle à cœur de composer une liste d'illustrations en vue de la publication d'un album de L'Oeuvre au Noir. Divisée en six thèmes (Les aspects du monde, les malheurs de la guerre, les plaisirs et les jeux, la vie rêvée, les visages humains, les sciences et la magie), elle commençait par ce détail de la fenêtre arquée du volet extérieur du polyptyque où l'on aperçoit des passants échangeant des salutations tandis que les ombres des pignons forment d'étranges géométries au sol  et elle comportait cet autre détail,  un personnage jouant de l'orgue (Ange ? Femme ? sainte Cécile ? ), vêtu d'un manteau semblable aux raides velours brochés soutenant la frêle Hilzonde, mère de Zénon.

Pour beaucoup, Closer to Van Eyck procurera le plaisir peu avouable d'être davantage ému par une reproduction, dans un face-à-face silencieux, que par un original, entouré d'une foule armée d'audioguides, plaisir nourri de la possibilité de promener son regard sur tel petit chemin tracé d'un pinceau à trois poils de martre par un jeune apprenti anonyme de l'atelier de Van Eyck jusqu'à se perdre dans l'infini de la peinture. A la rencontre peut-être de Zénon, tout au bonheur d'aller droit devant soi dans la simplicité du matin.

 

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Intérieur. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.

Détail du polyptyque de l'Agneau mystique des frères Van Eyck. Intérieur. Gand, cathédrale Saint-Bavon. Site Closer To Van Eyck.



Ces choses-là

Charles Germain de Saint-Aubin. L' Art du brodeur. Imp. FD Delatour, 1770. 

 

 

"Nous entrons dans l'ère des révolutions, écrit Rousseau, mais les grands choses n'empêchent pas les petites, le promeneur des Rêveries s'en va cueillir la dentaire heptaphyllos, le ciclamen et le nidus avis pour son herbier, et Germain de Saint-Aubin rédige L'Art du Brodeur : on ponce le dessin d'une broderie en le couvrant d'une fine poussière puis en soufflant légèrement dessus pour en chasser le superflu, procédé qui s'appelle ordonner.  

Souffler sur l'époque pour l'ordonner mais en préservant ses détails : balustre d'or, papillons, pompons'".  

 

Dans Ces choses-là, Marianne Alphant se livre pour le plus grand ravissement du lecteur à ordonner le XVIIIe siècle : lui donner sens tout en n'en évoquant que détails, petits riens, anecdotes, listes, "paillettes, fretins, fétiches", accessoires.  Comme un taffetas aux reflets changeants, elle tisse l'époque tout en contrastes : en chaîne, le raffinement extrême, le libertinage, le luxe, la légèreté ; en trame, le goût macabre de Louis XV, la Terreur, l'emprisonnement, l'exhumation des corps royaux à Saint-Denis.

Nous cheminons avec elle au gré de phrases courtes sans verbe, d' énumérations, de suites de verbes à l'infinitif, d'alternances de courts de et longs paragraphes. Elle furète dans un désordre de rubans de soie, s'envole en escarpolette au-dessus des blancs moutons alors qu'une belle s'en va cueillir la fraise et  la fleur d'églantier, s'assoie à côté de Jean-Jacques écrivant sur une carte à jouer dans son cabinet de verdure à Montmorency,  soulève le couvercle du nécessaire de voyage commandé par Marie-Antoinette pour sa fuite,  accompagne les paysans de Campanie quand ils heurtent les premiers marbres d'Herculanum, scrute l'empreinte des corps sur les draps froissés de Fragonard, ouvre avec le Régent les battants d'une armoire où sont dissimulés des flambeaux éclairés pour percer le secret d'une orgie,  force le cercueil de Marie de Médicis en putréfaction liquide, vole ses aphrodisiaques à Mme de Pompadour,  caracole dans la campagne anglaise avec Casanova et les cinq sœurs "hanoveriennes", feuillette les cahiers d'écriture du Dauphin, accompagne la chute du mouchoir du roi décapité, zézaie zoliment avec la Du Barry, se moque des culs rouges de Boucher, fredonne Soave sia il vento, s'en va à Vienne toucher un morceau de fer coudé sous la direction de Franz Anton, assiste à une représentation du Devin du village en compagnie de Goethe enfant,  s'évanouit, a des vapeurs, ressent le spline, collectionne les tabatières, se souvient avec Sade emprisonné  songeant à sa femme des "petits papillons de La Coste, absolument entre toi et moi", contemple le mouvement semi-circulaire de la cime des arbres avant la pluie avec Bernardin, fouille dans les langes des petits abandonnés à la recherche du détail, de la remarque, qui saura les identifier.

Car, contre l'histoire qui l'interpelle, et qui la rappelle à l'ordre des grandes scansions, elle sait dresser des autels à la rêverie pour donner le goût d'une époque, du rose poudré d'un habit de velours ras au rouge du sang de l'échafaud.

 

 

 

 

Marianne Alphant. Ces choses-là. P.O.L, 2013