Here and now

Richard McGuire, couverture de Here, Random House,

Richard McGuire, Here, in Raw, 1989

Richard McGuire, Here, Random House,

Richard McGuire, Here, Random House,

 

En 1989, Richard McGuire publiait une bande dessinée de six pages et trente-six cases dans le magazine Raw . Intitulée Here, elle allait faire date dans l'histoire de la bande dessinée. Sa force novatrice tenait à son mode de narration totalement inédit alliant unité d'espace - toujours le même coin de salon - et éclatement de la continuité chronologique. Dans une même case, par incrustation d'autres cases, l'auteur superposait des cours d'action distants de dizaines d'années, voire de centaines de milliers d'années, dans le passé et dans le futur, tout en racontant une histoire faite de micro-événements, de petits riens. 

Vingt-cinq ans plus tard, ilreprend le même procédé et transforme Here en livre.  Ici un salon, dont le coin coïncide avec la pliure centrale de doubles pages multicolores, le salon de sa maison d'enfance du New Jersey. Ici le temps de la préhistoire,  des premières rencontres d'une tribu indienne avec les colons européens, aux catastrophes naturelles du XXIIe siècle, en passant par les fêtes d'anniversaire du XXe siècle.

Richard McGuire a voulu faire de cette magnifique polyphonie une ode au moment présent, la seule temporalité à exister vraiment, selon lui.

 

 

Richard McGuire, Here, Random House,

Richard McGuire, Here, Random House, (9 décembre 2014)

Merci à KC

Illuminations

Catalogue de l'exposition Illuminations, Palais des Beaux Arts de Lille, novembre 2013-Fevrier 2014 Editions Invenit.

Livre d'heures à l'usage de Paris. Maitre de la chronique scandaleuse et maître anonyme tourangeau, Paris, vers 1490-1495. Parchemin, peinture a tempera, encre et or. Lille, Palais des beaux-arts.

Livre d'heures à l'usage de Paris. Maitre de la chronique scandaleuse et maître anonyme tourangeau, Paris, vers 1490-1495. Parchemin, peinture a tempera, encre et or. Lille, Palais des beaux-arts.

Jan Fabre. Chalcosoma. Bronze. 2006-2012

Jan Fabre. Chalcosoma. Bronze. 2006-2012

Livre d'heures à l'usage de Paris. Maitre de la chronique scandaleuse et maître anonyme tourangeau, Paris, vers 1490-1495. Parchemin, peinture a tempera, encre et or. Lille, Palais des beaux-arts.

Jan Fabre. Chalcosoma. Cerveau avec arbre miniature. Bronze. 2006-2012

Jan Fabre. Chalcosoma. Cerveau avec arbre miniature. Bronze. 2006-2012

 

Pour valoriser les collections de manuscrits enluminés médiévaux des musées de France (souvent à l'état d'épaves du fait de la pratique répandue jadis chez les collectionneurs de démembrer les reliures pour en extraire les folios les plus précieux ), l'Institut national d'histoire de l'art a pris l'initiative d'organiser une exposition en réseau dans trois sites différents : le musée des Augustins à Toulouse, le musée des beaux-arts d'Angers et le Palais des beaux-arts de Lille.

A Lille, Illuminations met en regard de manière féconde les enluminures et un groupe de sculptures de bronze doré de petite taille de Jan Fabre  intitulé Chalcosoma, du nom d'un scarabée rhinocéros d'Asie du Sud-Est, comme si les drôleries des marges des enluminures se prolongeaient hors des bordures de la page, comme si les jeux auxquels se livraient les enlumineurs trouvaient une réponse complice par-delà les siècles.

 

Ces choses-là

Charles Germain de Saint-Aubin. L' Art du brodeur. Imp. FD Delatour, 1770. 

 

 

"Nous entrons dans l'ère des révolutions, écrit Rousseau, mais les grands choses n'empêchent pas les petites, le promeneur des Rêveries s'en va cueillir la dentaire heptaphyllos, le ciclamen et le nidus avis pour son herbier, et Germain de Saint-Aubin rédige L'Art du Brodeur : on ponce le dessin d'une broderie en le couvrant d'une fine poussière puis en soufflant légèrement dessus pour en chasser le superflu, procédé qui s'appelle ordonner.  

Souffler sur l'époque pour l'ordonner mais en préservant ses détails : balustre d'or, papillons, pompons'".  

 

Dans Ces choses-là, Marianne Alphant se livre pour le plus grand ravissement du lecteur à ordonner le XVIIIe siècle : lui donner sens tout en n'en évoquant que détails, petits riens, anecdotes, listes, "paillettes, fretins, fétiches", accessoires.  Comme un taffetas aux reflets changeants, elle tisse l'époque tout en contrastes : en chaîne, le raffinement extrême, le libertinage, le luxe, la légèreté ; en trame, le goût macabre de Louis XV, la Terreur, l'emprisonnement, l'exhumation des corps royaux à Saint-Denis.

Nous cheminons avec elle au gré de phrases courtes sans verbe, d' énumérations, de suites de verbes à l'infinitif, d'alternances de courts de et longs paragraphes. Elle furète dans un désordre de rubans de soie, s'envole en escarpolette au-dessus des blancs moutons alors qu'une belle s'en va cueillir la fraise et  la fleur d'églantier, s'assoie à côté de Jean-Jacques écrivant sur une carte à jouer dans son cabinet de verdure à Montmorency,  soulève le couvercle du nécessaire de voyage commandé par Marie-Antoinette pour sa fuite,  accompagne les paysans de Campanie quand ils heurtent les premiers marbres d'Herculanum, scrute l'empreinte des corps sur les draps froissés de Fragonard, ouvre avec le Régent les battants d'une armoire où sont dissimulés des flambeaux éclairés pour percer le secret d'une orgie,  force le cercueil de Marie de Médicis en putréfaction liquide, vole ses aphrodisiaques à Mme de Pompadour,  caracole dans la campagne anglaise avec Casanova et les cinq sœurs "hanoveriennes", feuillette les cahiers d'écriture du Dauphin, accompagne la chute du mouchoir du roi décapité, zézaie zoliment avec la Du Barry, se moque des culs rouges de Boucher, fredonne Soave sia il vento, s'en va à Vienne toucher un morceau de fer coudé sous la direction de Franz Anton, assiste à une représentation du Devin du village en compagnie de Goethe enfant,  s'évanouit, a des vapeurs, ressent le spline, collectionne les tabatières, se souvient avec Sade emprisonné  songeant à sa femme des "petits papillons de La Coste, absolument entre toi et moi", contemple le mouvement semi-circulaire de la cime des arbres avant la pluie avec Bernardin, fouille dans les langes des petits abandonnés à la recherche du détail, de la remarque, qui saura les identifier.

Car, contre l'histoire qui l'interpelle, et qui la rappelle à l'ordre des grandes scansions, elle sait dresser des autels à la rêverie pour donner le goût d'une époque, du rose poudré d'un habit de velours ras au rouge du sang de l'échafaud.

 

 

 

 

Marianne Alphant. Ces choses-là. P.O.L, 2013

 


 

 

 

Siblings

Frères Le Nain, Autoportrait collectif présumé, National Gallery, Londres

disciple de William Larkin, Trois soeurs, Denver Museum of Art

Katia Mann et ses enfants, Klaus, Erika, Golo, Monika, Michael et Elisabeth, 1918

Frank Sulloway,  universitaire américain spécialiste d'histoire des sciences et de psychologie, statisticien émérite, a fait depuis sa plus tendre enfance une fixation sur Darwin.  Jeune chercheur, il est obsédé par une question : comment Darwin, moins ambitieux, moins imaginatif, moins érudit, moins vif que beaucoup de ses homologues est-il parvenu à une aussi grande découverte que la théorie de l'évolution ?  Une question que se posait Darwin lui-même.  Dans une lettre à son fils Horace, datant de 1871, il écrit : " Hier soir, je réfléchissais à ce qui fait qu'un homme découvre des choses non encore découvertes : un problème qui me rend très perplexe. Beaucoup d'hommes très intelligents - beaucoup plus intelligents que les découvreurs - ne découvrent jamais rien". Il était très conscient de manquer de cette forme d'intelligence suprême que l'on peut assimiler au génie. Dans son autobiographie, il note : "Je n'ai pas la grande rapidité de compréhension ou l'esprit qui sont si remarquables chez certains hommes très intelligents comme Huxley. Je suis par conséquent un critique médiocre : un livre ou un article, quand je le lis une première fois, suscite généralement mon admiration et ce n'est qu'après un effort considérable de réflexion que j'en saisis les points faibles".


Juste après avoir reçu son diplôme d'Harvard avec mention "summa cum laude", Frank Sulloway entame des recherches sur la créativité scientifique.  Une remarque incidente de l'un de ses professeurs, Jerome Kagan, le frappe : l'un des amis de Darwin se serait opposé à ses théories parce qu'il était un aîné.


Commence alors pour lui un chantier énorme auquel il consacrera vingt-six ans de sa vie : mesurer l'influence du rang de naissance sur le comportement et la personnalité. De son obsession darwinienne naît un questionnement plus large : Qu'est-ce qui fait que certains se rallient à des idées nouvelles quand d'autres les refusent ? Et si le fait d'être aîné ou puîné était corrélé avec la capacité à lancer ou accepter des changements radicaux dans la façon de penser ou d'agir ?

Il construit un appareil statistique ultra-sophistiqué dans lequel il fait entrer des millions de données biographiques s'étendant sur cinq cents ans, élabore des analyses multifactorielles croisant rang de naissance, écarts d'âge, sexe, taille de la famille, relations avec les parents, perte d'un parent et comportements face à la Réforme protestante, Révolution française, abolitionnisme,  théorie de l'évolution, etc.

Et là, il arrive à un résultat qui a, selon lui, la solidité d'un roc : le rang de naissance joue un rôle déterminant dans les changements historiques.

Il n'est pas cause mais facteur explicatif et indicateur prédictif. La probabilité pour qu'un puîné soutienne une révolution politique radicale est 18 fois plus forte que pour un aîné, la probabilité pour un puîné d'être martyrisé pour sa foi protestante a été 46 fois plus forte que pour un aîné, les puînés membres de la Convention ont été deux fois plus nombreux que les aînés à voter la mort du roi, la propension pour un puîné à embrasser les idées de Darwin a été 4,4 fois plus élevé que pour un aîné. Bref, les puînés sont surreprésentés parmi les champions d'un changement radical.

Pourquoi ? Parce que s'il y a un conflit qui joue un rôle moteur dans l'histoire, selon Sulloway, ce n'est pas la lutte des classes mais la rivalité entre membres d'une même fratrie  (l'anglais a ce mot que nous n'avons pas pour désigner l'ensemble des frères et soeurs : siblings). L'ordre de naissance est un facteur explicatif qui selon lui transcende classe, nationalité, sexe et siècles.


Loin d'être un bloc monolithique de valeurs partagées, la famille est une entité animée d'intenses dynamiques divergentes. Elle est constituée de multiples microenvironnements qui induisent un éclatement des perspectives : chaque membre la perçoit d'un point de vue différent - expérience que tout un chacun aura faite en confrontant un souvenir d'enfance avec un frère et une sœur. Les membres d'une même fratrie (sibship) suivent des stratégies de diversification qui tendent à minimiser les effets de la compétition destinée capter les ressources limitées que sont l'affection et l'attention des parents.

Chacun façonne une niche qui lui est propre. Aux aînés, la tâche est facile : ils n'ont qu'à occuper le terrain, à défendre le statu quo et maintenir leur domination ; aux puînés, le choix est aux contre-stratégies : il leur faut rechercher une niche non occupée et se démarquer dans des domaines où les autres membres de la fratrie n'ont pas encore établi leur suprématie afin d'éviter les comparaisons défavorables. Ainsi les aînés ont-ils une forte propension à s'identifier à l'autorité et au pouvoir, à vouloir à tout prix adopter les intérêts de leurs parents (ce sont souvent de bons élèves) quand les puînés sont enclins à faire preuve d'imagination, à  s'ouvrir à l'expérimentation, à  prendre des risques, à cultiver une grande diversité d'intérêts.

Ces stratégies intra-familiales expliquent pour Sulloway les énormes différences de personnalité et de comportement observables entre deux membres d'une même fratrie. Certains psychologues ont même établi qu'il y avait autant de différences entre frères et sœurs d'une même famille qu'entre deux individus pris au hasard. Elles sont au fondement de la propension de chaque individu à adhérer à des changements radicaux ou à en être à l'origine : les aînés ont tendance à vouloir maintenir l'ordre établi tandis que les puînés ont davantage tendance à le remettre en cause.

Si Darwin a pu se montrer si novateur, c'est qu'il a privilégié les questions par rapport aux réponses, la curiosité par rapport à la conviction, la persévérance par rapport aux prérogatives, mettant à profit ses prédispositions de cadet. Dans Born to Rebel, Frank Sulloway offre un magnifique hommage à son héros : il explique Darwin par Darwin en appliquant à sa personnalité ses propres théories évolutionnistes. Car ces stratégies de diversification qu'il met en valeur ne sont autres que celles du  principe de divergence établi par Darwin après avoir analysé l'évolution des becs de pinsons des Galapagos. Pour l'auteur, "Les enfants utilisent leur cerveau pour mettre en œuvre la différenciation et l'adaptation que des espèces comme les pinsons de Darwin ont mis des millions d'années à accomplir".  L'enfance comme récapitulation de l'évolution des espèces, pas mal !

 

Pinsons des Galapagos, dans le  Journal of researches into the natural history and geology of the countries visited during the voyage of H.M.S. Beagle round the world, under the Command of Capt. Fitz Roy de Darwin, 1845

Frank Sulloway. Born to Rebel, Pantheon Books 1996. En français, le titre est traduit de manière racoleuse et fausse par Les Enfants rebelles, Odile Jacob, 1999.

Voir le superbe article de Robert S. Boynton, initialement publié dans le New Yorker, The Birth of an Idea: A profile of Frank Sulloway et en français la limpide compte rendu de Brigitte Steinmann dans Ethnologie comparée.

 

Papiers dorés

 

Un rêve : se servir de feuillets à vernis doré pour emballer les cadeaux.

Ici des gardes de volumes allemands, italiens et français du XVIIIe siècle conservés à la Staatsbibliothek zu Berlin.

 

 
 

Une découverte faite comme un petit singe sautant de liane en liane : ici, puis, ensuite et enfin .

Entre les pages

Propriétaire d'une librairie familiale d'occasion dans la petite ville d' Oneonta, dans l'état de New York, Michael s'est pris de passion pour toutes les menues choses oubliées entre les pages d'un livre devenu coffre à trésors  :  signets, photos, cartes postales, lettres, plantes - le plus répandu-, factures, recettes, cartes de visite, invitation, publicités, coupures de presse, tickets, billets, listes de course, notes manuscrites.

De ses trouvailles, il a fait un site : Forgotten Bookmarks, qui rend sensibles les minuscules gestes qui ont accompagné une lecture et les histoires de vie que recèle chaque livre lu.

 

L'innocence des objets

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

 

En avril 2012 a été inauguré à Istanbul, dans le quartier de Çukurcuma à Beyoğlu, le Masumiyet Müzesi,  le Musée de l'innocence.  L'écrivain Orhan Pamuk a ainsi vu la concrétisation de son rêve de collecter et exposer dans un musée les vrais objets d'un récit fictionnel après avoir écrit un roman fondé sur ces mêmes objets, Le Musée de l'innocence, mais avec ce préalable que le musée n'est pas l'illustration du roman et que le roman n'est pas une explication du musée.

Pendant des années,  il a hanté  marchés aux puces, brocanteurs et bouquinistes pour rassembler les objets qui lui ont tout à la fois servi d'inspiration pour son roman et de base pour l'élaboration du musée. Pendant des années, il a mûri en esprit la composition de chacune des boîtes qui correspondent aux quatre-vingt-trois chapitres du livre, l'histoire d'une obsession amoureuse en sept cents pages. Construites à l'aide d'assistants et d'artisans, elles rappellent fortement les oeuvres de Joseph Cornell. Il décrit avec quel plaisir il les a élaborées une à une comme des petits univers à part entière :  "Pendant que je disposais tous ces objets dans leur boîte, en les déplaçant légèrement, modifiant centimètre par centimètre leur ordonnancement afin de trouver une harmonie, je sentais que je construisais un monde".  Un plaisir proche sans doute de l'activité de l'écrivain mais se nourrissant aussi de la matérialité spécifique des objets et des hasards de leur juxtaposition. "Le plus grand bonheur, c'est quand l'oeil découvre la beauté là où le mental ne l'aurait pas soupçonnée et là où la main n'aurait jamais osé se porter." On le voit s'enthousiasmer du supplément d'âme qu'ajoutent les proximités nouvelles entre les objets et du dialogue qu'ils nouent. Il renouvelle là un enchantement propre à l'enfance : la flamboyante intensité de la présence des objets et la sensation physique qu'ils communiquent entre eux.

Orhan Pamuk a voulu aussi faire de ce lieu un manifeste pour un autre type de musée. Loin des grandes machineries monumentales liées à la construction d'un État central, d'une nation, à l'instar du Louvre, il plaide pour le développement de petits musées où les objets raconteraient des histoires ordinaires d'individus singuliers : "l'avenir des musées résident à l'intérieur de nos habitations", proclame-t-il.


Le livre catalogue qu'il a écrit, L'innocence des objets, fourmille aussi de formidables notations sur l'histoire de l'Istanbul de son enfance et sa jeunesse, dans les années cinquante et soixante et remue la mémoire inscrite dans les objets. Il consacre en particulier un chapitre au "massacre des objets" expliquant comment des années cinquante aux années quatre-vingts, les vestiges du passé ottoman et les objets des minorités non musulmanes ont été peu à peu anéantis, ne trouvant aucun preneur parmi les collectionneurs, alors que la modernisation de la ville passait par la destruction des konaks, les maisons en bois traditionnelles.

Une bien belle question qu'il pose sans nostalgie : comment disparaissent les objets du passé ? Dans quelles proportions ? Il serait bien intéressant de savoir, par exemple, combien des objets existant en 1880 dans une petite ville de province en France ont survécu aux pertes, à la destruction pure et simple, à l'usure totale, à la déchetterie ? De toute cette masse, combien en reste-t-il aujourd'hui ? Tout utilisateur d'ebay aura éprouvé un certain vertige en faisant défiler ces vieux objets ordinaires présents dans aucun musée ou presque et qui ont accompagné la vie quotidienne de tant d'individus ? Alors, oui, sans doute Orhan Pamuk a-t-il raison : peut-être pourrions-nous chacun dans nos maisons -  non pas les sauver,  ce n'est pas notre mission - mais les accueillir et leur donner un nouveau sens pour faire renaître un dialogue interrompu avec les humains. Mais il me semble que beaucoup ont commencé à le faire.

 

 

Construire un palais de la mémoire

Plan d'un palais appartenant à la famille Gaddi, à Florence, vers 1560, musée des offices

Francesca Woodman, Angel Series, Rome, 1997, Tate

Cecil Beaton, Carmen, années 30

Edward Gorey, Wallpaper

Eliott Erwitt, Venise, 1965

 

Figurez-vous que vous vivez dans une société sans imprimerie ni papier : comment vous souvenir d'une liste de centaines de personnes ? Comment vous souvenir d'un discours que vous prononceriez pendant une heure ? comment vous souvenir de poèmes que vous auriez seulement entendus ? En les apprenant par cœur, me direz-vous. Certes, mais sans le support de l'écriture, sans le texte imprimé sur lequel revenir, la chose n'est pas aisée, il faut l'admettre. Pourtant, les textes antiques rapportent mille et une anecdotes sur des mémoires phénoménales :  Sénèque le rhéteur pouvait répéter deux milles mots dans l'ordre dans lequel on les lui avait donnés, Cyrus connaissait le nom de tous ses soldats,  Lucius Scipion celui de tous les gens de Rome, Saint-Augustin cite le cas de l'un de ses amis, Simplicius, qui pouvait réciter Virigile à l'envers.

Alors que nous comptons sur des supports extérieurs (un agenda, un carnet de notes, un smartphone, un ordinateur, nos livres) pour nous souvenir, les gens de l'Antiquité devaient faire subir un entraînement d'athlète olympique à leur propre mémoire. Plus encore, ils pratiquaient cette discipline de la mémoire comme un art que Frances A. Yates a étudié dans un ouvrage fondateur, L'art de la mémoire (Gallimard, bibliothèque des histoires, 1975, tr. Daniel Arasse - les citations qui suivent sont issues de son livre)

Cette mémoire artificielle consistait en une sorte d'écriture intérieure extrêmement structurée reposant sur la construction de lieux auxquels il s'agissait d'associer mentalement des images.

"Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu'on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu'on y trace", explique Ciceron dans De oratore.

Ainsi fallait-il se figurer un lieu familier ou fictif, comme une maison ou un bâtiment public, de préférence désert et solitaire, bien éclairé, et le parcourir en pensée dans un ordre précis, pièce par pièce, salle par salle, en ayant très présent à l'esprit chaque colonne, niche, angle, couloir, porte, etc. Il fallait ensuite placer dans ces diverses parties, à intervalle régulier, des images que l'on associait à tel mot, telle idée d'un discours à apprendre, d'une liste à retenir, d'un livre à se remémorer. Mais des images fortes, très précises, à même de stimuler vivement la mémoire.


Voici ce qu'expose Ad Herrenium,  le traité phare de l'art de mémoire, écrit par un maître de rhétorique romain inconnu, vers 86-82 avant JC.

"Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues ni actives (imagines agentes) ; si nous  leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous enlaidissons  d'une façon ou d'une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l'aspect soit le plus frappant ; ou encore si nous donnons un effet comique à nos images. Car cela aussi nous garantira plus de facilité à nous les rappeler. Ce que nous nous rappelons facilement quand c'est réel, nous nous le rappelons aussi facilement quand c'est fictif. Mais une condition est essentielle : il faut régulièrement parcourir en esprit tous les lieux originaux pour raviver les images."


Ainsi devait-on disposer de centaines et de centaines de lieux réels et inventés, des trajets aussi comme une promenade dans une ville ou un voyage. Frances Yates, étudiant les diverses formes prises par l'art de la mémoire au Moyen-Age , cite Le Phoenix sive artificioa memoria de Pierre de Ravenne, manuel de mémoire le plus universellement réputé au XVe siècle, où l'auteur indique comment il fabrique des lieux au cours de ses voyages : monastères et églises lui servent à fixer histoires, légendes, sermons de carême et droit canon. Pour dérouler le fil d'un discours, prononcer une plaidoirie, réciter un livre,  il suffisait de reparcourir en pensée ces lieux ou ces trajets et de visualiser  les images choisies pour susciter le souvenir des idées à exposer.

Joshua Foer dans son très amusant livre de vulgarisation scientifique, Moonwalking with Einstein, The Art and Science of Remembering Everything (récemment traduit en français) revient sur ces arts de la mémoire, encore utilisés par les athlètes mentaux que sont les participants aux championnats de la mémoire où il s'agit de se souvenir de jeux de cartes dans l'ordre de leur désordre en moins de tant de secondes ou de citer le plus de décimales de pi. Il évoque l'exercice simple de construction d'un palais de la mémoire que lui donne un de ces champions : se souvenir dans l'ordre d'une liste de quinze objets ou choses à faire. Et pour cela, il lui conseille de suivre la méthode d'Ad Herrenium : choisir un lieu familier - en l'occurrence, sa maison d'enfance -  et placer dans chaque pièce ou recoin une image forte à associer à l'objet ou la chose à faire, autrement dit multiplier les effets stimulants qu'ont sur la mémorisation  la topographie et  la visualisation.  Pour le cottage cheese, cela donne Claudia Schiffer dans une baignoire de fromage blanc, pour le saumon, un saumon bien puant coincé sous les cordes du piano dans le salon et pour "envoyer un mail à Sophia", il lui propose d'imaginer Sophia Loren sur les genoux d'un transsexuel (she-male/mail) en train de taper  sur son ordinateur. Vous pouvez écouter Joshua Foer expliquer (sous-titres français) tout cela ici. Il conclut sur l'importance de se souvenir de se souvenir, un leitmotiv qui parcourt son livre, spécialement dans cette belle page où l'un de ses interlocuteurs lui explique que l'un des meilleurs moyens pour lutter contre la sensation du temps qui passe trop vite est d'exercer notre esprit à élaborer des souvenirs très précis.

Amusons-nous donc à construire nos propres palais de la mémoire. Remplissons les de toutes sortes de belles choses et de beaux moments dont nous aimerions nous souvenir et plaisons nous à les parcourir aussi souvent que possible.