Dans La vengeance d'une femme, sixième nouvelle de son recueil Les Diaboliques, Jules Barbey d'Aurevilly a placé au cœur de l'intrigue une vengeance qui ne peut être accomplie que si une histoire est racontée et diffusée. Or cette volonté de dire est sans cesse mise en échec par les conditions mêmes dans lesquelles l'histoire peut être racontée. Quand, enfin, la vengeresse trouve un homme prêt à l'écouter et à la croire, celui-ci garde l'histoire pour lui : "Il la mit et la scella dans le coin le plus mystérieux de son être comme on bouche un flacon de parfum très rare, dont on perdrait quelque chose en le faisant respirer". Pourtant, cette histoire nous est racontée et nous la devons à la toute-puissance du narrateur-écrivain.
Cette question de la possibilité même du récit, c'est cela que la réalisatrice portugaise Rita Azevedo Gomes a mis en scène dans sa splendide adaptation, A Vingança de uma Mulher (2011), qui se montre totalement fidèle aux mots de l'écrivain : elle a seulement transféré certains de la bouche du narrateur à celle du héros et déplacé l'intrigue de Paris à Lisbonne, translation qui ne donne que davantage de flamboyance aux images baroques du Grand siècle espagnol de Barbey (" Il m'avait dans son cœur comme une madone dans sa niche d'or").
Comment montrer au cinéma les ressorts de la construction d'une fiction tout en laissant toute sa fluidité à l'intrigue ?
Le film s'ouvre sur un personnage contemporain en train de manipuler de menus objets féminins - éventail, colifichets, bijoux, fleurs de tissu - serrés derrière des rubans de cuir cloués sur un tissu. On aura reconnu une composition chère aux artistes de trompe-l’œil tels Cornelius Gijsbrechts, une parmi les nombreuses références picturales que compte le film : des perspectives de Vermeer au Nastagio de Botticelli, en passant par les fresques de Pompéi, les natures mortes de Zurbaran ou les paysages du quattrocento.
Nous pénétrons dans l'atelier du récit, grâce au narrateur-accessoiriste dont le second geste sera de passer une redingote à un acteur bientôt lancé dans un parc reconstitué avec pour fond une toile peinte.
Au cours du film, les personnages évolueront indifféremment de décors à l'artificialité marquée à des intérieurs ou des extérieurs (notamment le patio de Dom Fradique dans l'Alfama à Lisbonne) réels. Par un remarquable art de la mise en scène, Rita Azevedo Gomes matérialise le récit dans le récit : on entr'aperçoit ainsi le décor de l'histoire racontée par une porte de la pièce où elle est racontée.
Elle va même plus loin, nous donnant à voir les sutures de la fiction, en deux images stupéfiantes de beauté :
Un travelling où l'héroïne parcourt le mince espace séparant une toile peinte de scène et un drap, comme si elle pénétrait dans les interstices des lignes de la nouvelle.
Un plan fixe sur l'actrice, la magnifique Rita Durão, assise dans son costume de duchesse, le scénario dactylographié sur ses genoux.