Sur fond neutre

Arthur Devis. Mr and Mrs Robert Dashwood. ca 1750. Lieu inconnu.

Arthur Devis. Portrait de groupe. Lieu inconnu.

 

Arthur Devis, portraitiste anglais à succès, aimait à placer les personnages un peu raides de ses conversation pieces sur un fond neutre comme des papillons épinglés dans une boîte. Ses commanditaires ne se souciaient pas d'apparaître dans leur véritable intérieur pour peu que le décor soit  à la mode. Le peintre a ainsi utilisé à plusieurs reprises exactement le même environnement, comme les photographes de studio un siècle plus tard.

 

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Fenêtres russes

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Au musée Zadkine, est célébré le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Sergueï Proucoudine-Gorsky (1863-1944), industriel russe féru de nouvelles technologies connu pour avoir mis au point un procédé de prise photographique en trichromie permettant un rendu des couleurs d'une intense luminosité et d'une extrême précision. Soutenu par Nicolas II subjugué par l'apparition des images de son empire sur un grand carré de toile tendue un beau jour de mai 1909,  il parcourut le territoire russe jusqu'à ses confins asiatiques dans un wagon spécialement aménagé de 1909 à 1916, fixant sur plaques de verre des milliers de clichés de fleuves, forêts, arbres en fleurs, plaines, champs, églises, chemins de fer, paysans, paysannes, enfants, moines et objets liturgiques .

C'est la Bibliothèque du Congrès américain qui détient  la majeure partie des plaques , achetées aux héritiers de Procoudine-Gorsky qui les emporta dans sa fuite hors de la Russie en révolution en 1918 dans des conditions encore assez mystérieuses.

Les commissaires de l'exposition ont fait le beau choix de monter les positifs sur des caissons lumineux incrustés dans les fenêtres de l'atelier et de la maison du sculpteur Zadkine, qui donnent sur une petit jardin planté de bouleaux, non loin du Luxembourg,  Le dispositif offre la très curieuse sensation d'une ouverture vers un espace parallèle qui relèverait moins d'un voyage dans le temps  ( malgré le titre de l'exposition "Voyage dans l'ancienne Russie" qui joue sur la nostalgie de la Russie blanche)  que d'une pénétration dans l'imaginaire des espaces russes. Entre les étonnantes bordures fluorescentes, l'on est tout prêt à voir apparaître  le cavalier blanc ou le cavalier rouge de la forêt de Baba-Yaga ou sauter un petit poisson d'or à la surface des eaux étales des longs rubans fluviaux.

 

 

 

S.Procoudine-Gorsky. 1910

Source of the Zapadnaya Dvina River near the village of Karyakino, 3 versts from The Peno Lake, Tver Province, Ostashkov district.

Library of Congresss

S. Procoudine-Gorsky

Volga, 1910

Library of Congress

L'écriture des objets

 

L'extraordinaire attrait du Pitt Rivers Museum à Oxford tient autant à la richesse de ses collections ethnologiques qu' à leur incomparable présentation. Créé en 1887 pour abriter les collections du général Pitt-Rivers, le musée a gardé son architecture métallique, ses cabinets de présentation vitrés dont tous les tiroirs peuvent être ouverts (certains ont été reconstruits à l'identique), et surtout le principe d'une classification non par aire géographique et par culture, comme c'est le cas dans l'énorme majorité des musées ethnographiques, mais par thèmes : traitement des morts, magie, tabac et stimulants, feu et lumière, habillement, etc.

Le visiteur, à qui sont réservées des heures et heures de pure joie de la découverte dans une ambiance mâtinée de Tardi, d'Indiana Jones et de Tintin  atteignant son comble devant la vitrine des têtes réduites des Shuar de l'Amazonie supérieure, puise à une autre source de réjouissance : à la beauté des artefacts du monde entier vient s'ajouter l'esthétique des premiers actes de conservation et de classification. Les objets sont en effet accompagnés de milliers d'étiquettes manuscrites rédigées par les conservateurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et même recouverts de fines lignes d'écriture descriptive qui agissent comme une transmutation de la qualité originelle. Une technique à laquelle on pourrait s'essayer pour transformer en quelques secondes les objets de son propre environnement en objets étrangers à soi-même, immédiatement muséifiables.

Le site internet du musée est extrêmement complet, je vous recommande en particulier le sous-site consacré aux amulettes :  Small Blessings.

Sacro bosco

Herbert List. Bomarzo, Parco dei  Monstri, 1952. Magnum 

Bomarzo e la villa delle meraviglie : guida storica : civilta, arte, religione / Domenico Cenci. - Milano : Unione editoriale, 1957. -

Herbert List, 1952, Magnum

Bomarzo, dans le Latium à une heure de Rome,  un village perché sur un éperon rocheux. En contrebas, au flanc d'une colline bordée d'une rivière, le Sacro Bosco : jardin créé à la Renaissance par le seigneur Orsini pour sa femme Giulia Farnese, dont on raconte qu'il assassina l'amant. Une imagination débridée, des énigmes enfermées dans chaque statue, grotesque ou mythologique : sirène à queue bifide, tortue géante, gueule d'orque, sphinges, nymphe endormie, éléphant d’Hannibal, dragon, harpie, Neptune et Hercule, nymphée, maison penchée, théâtre de verdure, temple. Des inscriptions gravées : Voi che pel mondo gite erando vaghi / Di veder maraviglie alte e stupende / Venite qua, dove son faccie horrende / Elefanti leoni orsi orchi et draghi - « Vous qui allez errants par le monde / Pour contempler de hautes et stupéfiantes merveilles, / Venez ici ! Vous y trouverez des faces terribles / Éléphants, lions, ours, orques et dragons. » ; Ogni Pensiero Vola - « Chaque pensée s'envole ».

Bref, visiter le Parco dei Mostri sonne comme la promesse de pénétrer dans une monde mystérieux de mousses, de pierres et d'arbres peuplé de présences invisibles. Le visiteur devra cependant vite déchanter devant le défilé, aussi joyeux que bruyant, de familles italiennes pressées de faire la queue pour se photographier entre les dents de l'orque. Dans le hall du bâtiment d'entrée, son regard sera d'abord attiré par une machine jaune, bleue et rouge "Love Sexy" à calculer le potentiel sexuel (de "impotente /frigida" à "Bomba sessuale").  Puis il s'attardera sans doute sur de belles photographies en noir et blanc affichées au mur montrant le parc envahi par une végétation buissonnante où paissent des troupeaux de moutons. C'est le jardin juste avant que la famille Bettini n'entreprenne des travaux pour l'ouvrir au public dans les années 50.

Car pendant plus de quatre cents ans, il est resté à l'abandon. Au XIXe siècle et au XXe siècle, quelques étrangers intrépides et connaisseurs s'y sont laissés guider par les paysans du village. Un an après Dali, en 1949, Mario Praz, l'éminent spécialiste du romantisme noir, du beau et du bizarre, visite le jardin dévasté, auquel il consacre un article pionnier publié en 1953. C'est l'heure de la redécouverte de Bomarzo : Antonioni y tourne en 1950 un court-métrage peu après son Nettezza Urbana sur les éboueurs de Rome ; Herbert List y prend des photos en 1953 pour le compte de Magnum  ; André Pieyre de Mandiargues y fait les premiers repérages d'une future étude.

C'est le Bomarzo secret que l'on aurait rêvé de découvrir.

 

 

135 All Saints Street, Hastings

 

Au 135 All Saints Street à Hastings, rue bordée de maisons  à colombages, Alastair Hendy a investi une maison de marchands du XVIe siècle après des années de travaux.  Ce photographe, journaliste et styliste spécialisé dans la gastronomie et les voyages est aussi l'heureux inventeur et propriétaire d'une quincaillerie, brocante, restaurant dans une autre partie de cette petite ville côtière du sud de l'Angleterre : AG Hendy's Home Store.

En aucun cas, il ne s'est agi pour lui de viser une reconstitution historique. Il a plutôt décoré la maison comme on mettrait un déguisement, pour s'amuser. Ce qui semble l'avoir guidé, c'est avant tout les jeux de textures, à commencer par le bois des colombages et des lambris, mis à nu, raboteux.

Un nuancier est né,  réduit et contrasté : le noir et le blanc, le rouge et le vert.

Meubles et objets sont venus peupler les pièces non par respect scrupuleux du passé mais suivant l'intelligence de la matière : le mat et le rugueux. Ficelles et cordes, briques des murs de la cuisine et de la courette, lin tissé à la main des serviettes et des nappes, crin des brosses, brindilles d'un nid posé sur le rebord d'une fenêtre, papier pulpeux des gravures du XIXe siècle, grès des pots,  rouille et patine des métaux. Et pour souligner les aspérités, une source de lumière inégalée : la bougie.

Voici une maison qui n'est pas faite pour être habitée tous les jours de l'année mais pour éprouver des sensations :  l'engourdissement et le silence interrompu par les craquements d'un feu de bois, les rêveries nées du vacillement des flammes ou des tourbillons de vapeur au-dessus d'une casserole, les visages humains dessinés au hasard des accidents des murs, l'appel au monde nocturne d'une chouette qui hulule.

 

 

La maison d'Alastair Hendy est ouverte deux fois par an : en été et à Noël. Pour plus d'informations, reportez-vous à cette page.

Barbier de Todi

 

Il est 13 heures  contrairement à ce qu'indique l'horloge de cette boutique de barbier à Todi,  en Ombrie. Les portes sont closes, comme celles de la plupart des commerces de la petite ville, mais elles laissent entrevoir un décor intriguant : des vieux livres amoncelés et au mur des photos de groupes qui semblent résumer tout un pan de l'histoire de l'Italie à travers l'histoire d'une vie, celle du coiffeur. Photos d'écoliers, de premiers communiants, de balilla peut-être, de footballeurs, photos de mariage, de baptêmes, d'anniversaires, de fêtes entre amis et une photo de femme isolée. Histoires de vies, devrait-on dire, car l'espace désert résonne avec intensité de toutes les conversations intimes échangées au fil du rasoir avec les habitués depuis des années. Comme il serait beau à ce moment précis de passer  la bande enregistrée diffusée dans la grande nef de la basilique d'Assise : une voix masculine  sévère et rapide répétant à intervalles réguliers "Silenzio"   "Silenzio"  "Silenzio"  "Silenzio".

 
 

Stanza degli uccelli

gypsothèque de la Villa Medicis

Cette petite porte verte que l'on aperçoit depuis la fenêtre de la gypsothèque de la Villa Médicis ouvre sur un lieu secret, dont la splendeur a été redécouverte grâce à une pensionnaire de l'Académie de France, Géraldine Albers, venue sonder le badigeon qui le recouvrait. Il s'agit de la chambre aux oiseaux que le cardinal Ferdinand de Medicis a commandée au peintre florentin Jacopo Zucchi vers les années 1576-1577.

Grand collectionneur d'antiques (c'est lui qui est à l'origine de l’incrustation des bas-reliefs sur la façade intérieure de la villa), érudit, féru de sciences et de botanique (il cultivait des spécimens rares dans un jardin secret, le "Jardin des citronniers"), il fait construire à l'écart de sa villa du Pincio, niché au fond du jardin, un petit pavillon privé destiné à la retraite, à l'étude, à la contemplation de la campagne romaine et aux rencontres intimes  : un studiolo de deux pièces recouvertes de fresques.  La plus petite, "chambre de l'aurore", est décorée de grotesques, de paysages et de personnages mythologiques ; le plafond de la seconde, la plus grande, est parcouru de treillages, où s’entremêlent feuillages et fleurs, où sont posés oiseaux et petits animaux. La fraîcheur de l'intérieur d'une volière, un livre d'histoire naturelle à ciel ouvert.

 

 

Voir l'article de L'Objet d'art consacré à la restauration du pavillon de Ferdinand de Medicis

La restauration a été menée par feu Luigi de Cesaris, et les tentures en taffetas de soie rose bleuté, de type ermisino,  qui drapent les parois ont été commandées  à l'Antico Setificio Fiorentino.


 

Voir l'article de L'Objet d'art consacré à la restauration du pavillon de Ferdinand de Medicis

photo empruntée à  cet album flickr.

Retour au Clärchens Ballhaus

Un même lieu, le Clärchens Ballhaus à Berlin,

une même photographe, Sibylle Bergemann, à trente ans de distance.

 

 

1976 : Berlin-Est,  travailleurs, officiels du régime, soldats, jeunes filles et vieux messieurs se mêlent à quelques visiteurs venus de l'ouest  dans ce dancing des années dix  à moitié coupé par les bombardements. Opacité, rêves, silences, regards, peur.

Sibylle Bergemann vient d'emmenager avec son mari, Arno Fischer, grand photographe est-allemand, dans un vaste appartement au 12 Schiffbauerdamm non loin du Berliner Ensemble, au bord de la Spree qui sépare la ville en deux : un appartement toujours ouvert aux amis, prêt à accueillir toutes les fêtes, une véritable oasis.  Helmut Newton, Robert Frank, René Burri, Henri Cartier-Bresson, Barbara Klemm, Joseph Koudelka y sont maintes fois passés tandis qu'eux étaient rivés à l'intérieur du rideau de fer, autorisés à faire de sporadiques voyages à l'étranger, parfois tentés de ne pas revenir, mais toujours poussés à repasser la frontière pour rejoindre famille, amis,  étudiants.

2008 : Berlin réunifié, la salle des glaces du Clärchens Ballhaus ne sert plus d'entrepôt à charbon, Sibylle Bergemann n'a plus à subir la censure et continue, entre autres, à faire des photos de mode, non plus pour Sibylle - feu le Vogue est-allemand -, mais ici pour Achtung. La belle Leonie pose dans des vêtements Rodarte, le regard perdu dans le reflet du miroir fêlé.

Quatre ans auparavant, le couple a fait une grande exposition de cinq jours  avant de quitter l'appartement du 12 Schiffbauerdamm déclaré insalubre : "Finissage", la fin d'une époque. Sibylle meurt en 2010, Arno en 2011.

 

Toutes les photographies de Sybille Bergemann sont issues du site de la Ostkreuz, l'agence photographique créée  en 1990 avec des amis.

Une de ses séries les plus connues, Das Denkmal, couvre sur dix ans la construction des sculptures de  Marx et Engels destiné au forum qui leur était dédié. Ou comment se coulant dans les contraintes de la commande publique, elle a réussi une oeuvre pleine d'ironie distanciée.

De Arno Fischer, voir en particulier la série de polaroïds, Der Garten,  consacrée à son jardin de sa modeste ferme de Gransee dont il avait fait son refuge enchanté.

Voir le beau travail d'Amélie Losier sur les derniers jours de l'appartement du Schiffbauerdamm 12.

 

La place du désordre

salon de musqiue de Fanny Hensel, née Mendelssohn, vers 1849, par Julius Wilhelm Helfft

collection Eugene Thaw du Cooper-Hewitt, National Design Museum de New York

salon d'un palais florentin vers 1835

chambre vers 1823, par Bouilhet

 collection Eugene Thaw du Cooper-Hewitt, National Design Museum de New York

Au XIXe siècle, un genre mineur prend son essor : l'aquarelle d'intérieur,  portraits de pièces que princes, aristocrates et bourgeois aimaient à commander en guise de memento vivi. Tout y est consigné dans le moindre détail, avec des perspectives plus ou moins adroites selon la renommée du peintre. Quelques personnages y apparaissent parfois mais la plupart du temps, c'est le vide qui semble être le sujet principal, un vide glaçant. On rêve d'y voir apparaître les pieds d'un cadavre dépassant de sous un lit pour conjurer l'ennui que ne manque pas de distiller la contemplation de ces œuvres.

Les belles photos de désordre domestique de Marine Gobled et Aurélie Lecuyer m'ont permis toutefois de comprendre une évidence. Le strict ordonnancement qui était donné à voir n'était pas forcément un effet recherché pour les besoins de la peinture ( l'équivalent de ce que serait les photos des revues de décoration de nos jours) : le désordre n'avait tout simplement pas sa place dans ces demeures où une large domesticité veillait à ce que tout soit à sa place à tout moment, effaçant comme une ardoise magique chaque aspérité afin de maintenir le décor inchangé de jour en jour.

Lumières pour un rossignol

Carlo Mollino. Polaroïd.sd

Everett Shinn. Girl on Stage (1906). Coll. pr.

Everett Shinn et l'Ashcan School, les polaroïds de l'architecte turinois Carlo Mollino, deux sources auxquelles Darius Khondji a puisé pour la lumière du nouveau film de James Gray, The Nightingale. (cf Cahiers du cinéma n° 685, janvier 2013)

 

Pour en savoir plus sur la maison  jamais habitée de Carlo Mollino, conçue comme un mausolée dans lequel il aurait cheminé vers une autre vie,  entouré des milliers de photos de prostituées turinoises prises par ses soins et d'autres trésors personnels, voir l'article de Domus ici.

 

Graffitis

Yevgeny Chaldej, Reichstag, mai 1945, source

Dans les premiers jours du mois de mai 1945, les soldats de l'Armée rouge prennent d'assaut le Reichstag (moment immortalisé a posteriori par la fameuse mise en scène du drapeau rouge d'Yevgeny Chaldej). Ils s'infiltrent ensuite dans le bâtiment ruiné et tous ont ce geste dérisoire de tracer leur nom sur les murs comme pour inscrire l'individuel dans le collectif, comme si pouvoir écrire après avoir eu les mains prises par les armes des années durant était l'ultime victoire : les soldats avec de simples bouts de charpente carbonisée ou de la craie, les officiers avec les crayons gras pour le marquage des cartes. Du sol au plafond, pas un espace ou presque n'est laissé vide.

Cinquante ansplus tard, pendant les travaux de restructuration du Reichstag menés par Norman Foster, les ouvriers mettent au jour, derrière le plâtre et l'amiante des premières rénovations des années 60,  les murs recouverts de caractères cyrilliques. De longues polémiques ont ensuite lieu : fallait-il gommer ces "marques tribales" en signe d'une Allemagne tournée résolument vers son avenir ? ou  laisser intacts ces témoignages afin de ne pas oblitérer l'histoire même de ce lieu hautement symbolique des années noires du pays ? Il fut décidé de laisser quelques pans de murs en l'état.

BRANDEBOURG
1)Sakhaboud
2)Olrouchov Annirov
3)Gare Mpolorabrilian
4)Belkin et Abyline
9 mai 1945
Les Stalingradois à Berlin
2 colonnes de noms propres (dont quatre serg(ents) et 3 red.(acteurs ?) à droite)
3 noms propres à gauche
puis K.Matiach (au centre)
ch 8 3a Lenin
605.49
Shparov Kva(..)
Ror (tel.
? Oraov
Raet

Construire un palais de la mémoire

Plan d'un palais appartenant à la famille Gaddi, à Florence, vers 1560, musée des offices

Francesca Woodman, Angel Series, Rome, 1997, Tate

Cecil Beaton, Carmen, années 30

Edward Gorey, Wallpaper

Eliott Erwitt, Venise, 1965

 

Figurez-vous que vous vivez dans une société sans imprimerie ni papier : comment vous souvenir d'une liste de centaines de personnes ? Comment vous souvenir d'un discours que vous prononceriez pendant une heure ? comment vous souvenir de poèmes que vous auriez seulement entendus ? En les apprenant par cœur, me direz-vous. Certes, mais sans le support de l'écriture, sans le texte imprimé sur lequel revenir, la chose n'est pas aisée, il faut l'admettre. Pourtant, les textes antiques rapportent mille et une anecdotes sur des mémoires phénoménales :  Sénèque le rhéteur pouvait répéter deux milles mots dans l'ordre dans lequel on les lui avait donnés, Cyrus connaissait le nom de tous ses soldats,  Lucius Scipion celui de tous les gens de Rome, Saint-Augustin cite le cas de l'un de ses amis, Simplicius, qui pouvait réciter Virigile à l'envers.

Alors que nous comptons sur des supports extérieurs (un agenda, un carnet de notes, un smartphone, un ordinateur, nos livres) pour nous souvenir, les gens de l'Antiquité devaient faire subir un entraînement d'athlète olympique à leur propre mémoire. Plus encore, ils pratiquaient cette discipline de la mémoire comme un art que Frances A. Yates a étudié dans un ouvrage fondateur, L'art de la mémoire (Gallimard, bibliothèque des histoires, 1975, tr. Daniel Arasse - les citations qui suivent sont issues de son livre)

Cette mémoire artificielle consistait en une sorte d'écriture intérieure extrêmement structurée reposant sur la construction de lieux auxquels il s'agissait d'associer mentalement des images.

"Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu'on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu'on y trace", explique Ciceron dans De oratore.

Ainsi fallait-il se figurer un lieu familier ou fictif, comme une maison ou un bâtiment public, de préférence désert et solitaire, bien éclairé, et le parcourir en pensée dans un ordre précis, pièce par pièce, salle par salle, en ayant très présent à l'esprit chaque colonne, niche, angle, couloir, porte, etc. Il fallait ensuite placer dans ces diverses parties, à intervalle régulier, des images que l'on associait à tel mot, telle idée d'un discours à apprendre, d'une liste à retenir, d'un livre à se remémorer. Mais des images fortes, très précises, à même de stimuler vivement la mémoire.


Voici ce qu'expose Ad Herrenium,  le traité phare de l'art de mémoire, écrit par un maître de rhétorique romain inconnu, vers 86-82 avant JC.

"Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues ni actives (imagines agentes) ; si nous  leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous enlaidissons  d'une façon ou d'une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l'aspect soit le plus frappant ; ou encore si nous donnons un effet comique à nos images. Car cela aussi nous garantira plus de facilité à nous les rappeler. Ce que nous nous rappelons facilement quand c'est réel, nous nous le rappelons aussi facilement quand c'est fictif. Mais une condition est essentielle : il faut régulièrement parcourir en esprit tous les lieux originaux pour raviver les images."


Ainsi devait-on disposer de centaines et de centaines de lieux réels et inventés, des trajets aussi comme une promenade dans une ville ou un voyage. Frances Yates, étudiant les diverses formes prises par l'art de la mémoire au Moyen-Age , cite Le Phoenix sive artificioa memoria de Pierre de Ravenne, manuel de mémoire le plus universellement réputé au XVe siècle, où l'auteur indique comment il fabrique des lieux au cours de ses voyages : monastères et églises lui servent à fixer histoires, légendes, sermons de carême et droit canon. Pour dérouler le fil d'un discours, prononcer une plaidoirie, réciter un livre,  il suffisait de reparcourir en pensée ces lieux ou ces trajets et de visualiser  les images choisies pour susciter le souvenir des idées à exposer.

Joshua Foer dans son très amusant livre de vulgarisation scientifique, Moonwalking with Einstein, The Art and Science of Remembering Everything (récemment traduit en français) revient sur ces arts de la mémoire, encore utilisés par les athlètes mentaux que sont les participants aux championnats de la mémoire où il s'agit de se souvenir de jeux de cartes dans l'ordre de leur désordre en moins de tant de secondes ou de citer le plus de décimales de pi. Il évoque l'exercice simple de construction d'un palais de la mémoire que lui donne un de ces champions : se souvenir dans l'ordre d'une liste de quinze objets ou choses à faire. Et pour cela, il lui conseille de suivre la méthode d'Ad Herrenium : choisir un lieu familier - en l'occurrence, sa maison d'enfance -  et placer dans chaque pièce ou recoin une image forte à associer à l'objet ou la chose à faire, autrement dit multiplier les effets stimulants qu'ont sur la mémorisation  la topographie et  la visualisation.  Pour le cottage cheese, cela donne Claudia Schiffer dans une baignoire de fromage blanc, pour le saumon, un saumon bien puant coincé sous les cordes du piano dans le salon et pour "envoyer un mail à Sophia", il lui propose d'imaginer Sophia Loren sur les genoux d'un transsexuel (she-male/mail) en train de taper  sur son ordinateur. Vous pouvez écouter Joshua Foer expliquer (sous-titres français) tout cela ici. Il conclut sur l'importance de se souvenir de se souvenir, un leitmotiv qui parcourt son livre, spécialement dans cette belle page où l'un de ses interlocuteurs lui explique que l'un des meilleurs moyens pour lutter contre la sensation du temps qui passe trop vite est d'exercer notre esprit à élaborer des souvenirs très précis.

Amusons-nous donc à construire nos propres palais de la mémoire. Remplissons les de toutes sortes de belles choses et de beaux moments dont nous aimerions nous souvenir et plaisons nous à les parcourir aussi souvent que possible.

 

 

Bureau de Diana Vreeland, New York, 1965

photo de James Karales  via 200%

 

Un portrait de la Callas, des ours blancs et bruns, des astronautes, des estampes japonaises de dames de cour aux kimonos flottants, la comtesse de Castiglione par Pierson, des photos d'Audrey Hepburn, le sphynx de Gizeh, des gravures de sultans turcs de la Renaissance, Noureev, une reproduction du portrait d'Agnes Sorel par Fouquet,  des citations comme des devises, une constellation d'attitudes, de silhouettes, d'expressions, de postures, de regards,  épinglés par Diana Vreeland dans son bureau de Vogue, pris ici en photo par James Karales en 1965. Une curieuse ressemblance avec le dispositif du Mnemosyne-Atlas de Warburg.

 

 

Natures mortes crémières

 

Dans le Ve arrondissement de Paris, au 202 rue Saint-Jacques site de l'ancienne crémerie " A la Ferme de Villiers" (aujourd'hui traiteur chinois), des natures mortes fixées sous verre à la finesse de fresques de Pompéi, de la main de L. Mougin, peintre en décor du début du XXe siècle : beurre d'Isigny, œufs frais du jour, lait pasteurisé, herbes cuites.