Une demeure de 1932

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Du salon à la cuisine,  des chambres de jeune homme aux chambres de petites filles, du fumoir au boudoir, de la salle à manger des enfants à la salle de jeu, de salle de bain en salle de bain,  les horloges fonctionnent à nouveau dans la Villa Cavrois construite par Robert Mallet-Stevens à Croix, dans la banlieue de Lille.

Laissée à l'abandon, vandalisée, pillée, envahie par la végétation, près d'être détruite pour lotir le terrain, elle a  finalement été achetée par l’État à la suite d'une longue bataille patrimoniale et a fait l'objet d'une somptueuse restauration menée par le centre des monuments nationaux. Aucun détail n'a été négligé, le moindre indice a été mis à profit dans une démarche proprement archéologique. Quand les traces ne suffisaient plus, il a fallu scruter au millimètre près les photos illustrant la petit in-quarto que Mallet-Stevens publia aux éditions L'Architecture d'aujourd'hui : Une demeure de 1934.  Un savoir-faire perdu a été remobilisé par des artisans spécialisés. Raffinement parmi d'autres : pour la fabrication des placages en bois de palmier de certains meubles fixes, il a fallu recourir à la seule scie en France permettant de tailler assez finement cette essence ultra-fragile, une scie du XIXe siècle.

 

La Villa Cavrois est membre du réseau international Iconic Houses dédié à l'architecture du XXe siècle

Raconter une vie

Casa Mollino. (photo issue du site de l'Institut culturel italien de Paris.)

Casa Mollino. (photo issue du site de l'Institut culturel italien de Paris.)

Photo de Pino Musi

Photo de Pino Musi

 

 

Comment raconter une vie ? Comment se défaire de l'ordre chronologique et de la fausse cohérence rétrospective qu'il plaque sur les milliers de possibles activés ou non auquel un individu est confronté tout au long de son existence ? Comment rendre compte des contradictions et bifurcations  ? Comment laisser le mouvement de la vie  prendre le pas sur l'immobilité du mort ?

Ces questions prennent un relief particulier lorsqu'elles s'appliquent à un être comme Carlo Mollino (1905-1968) qui a fait du mouvement l'essence de sa vie. Impossible d'épuiser sa rage de liberté dans l'énumération de ses occupations, fonctions et passions  : ingénieur,  architecte, professeur d'architecture à l’École polytechnique de Turin, concepteur de meubles tout en courbes et asymétrie, défiant l'apesanteur, et de luminaires, photographe, historien de la photographie, journaliste, pilote automobile et inventeur d'une voiture de course, amateur de voltige aérienne, skieur émérite et pionnier de nouvelles techniques de ski alpin , généreux ami fabricant de présents,  célibataire passionné de belles femmes, etc.

Un homme capable de répondre ceci lorsque la revue Domus lui demande en 1942 de décrire sa maison idéale :

"Ainsi, si je le devais, ou avais besoin de me faire construire une maison, je partirais du principe de ne pas déranger  et de laisser mon esprit libre d'imaginer et d'évoluer, tout en tenant compte aussi peu que possible de mon goût actuel, conscient du fait que la sphère platonicienne du travail achevé finit toujours par coïncider avec le goût stylistique actuel. Mais la question est différente, il s'agit de ne pas compromettre la création poétique future - nécessairement différente de l'actuelle - par l'arrogance de l'environnement." "J'ai besoin d'une coque harmonieuse, - très bien - , mais elle ne doit pas inspirer un sentiment définitif et bloqué sur une posture mentale - tel est le défi à résoudre au niveau plastique."

Un homme capable d'utiliser son don extraordinaire pour la visualisation dans l'espace et son ambidextrie à tracer en même temps des deux mains des dessins différents.

Fulvio Ferrari et son fils Napoleone qui le connaissent mieux que personne ont trouvé la parfaite solution : ils se sont refusé à écrire toute biographie de peur de  figer l'existence de Carlo Mollino dans l'encre des caractères d'imprimerie. Au lieu de cela, ils ont choisi de raconter sa vie à la manière des conteurs ambulants. Recevant les visiteurs à la Casa Museo Mollino au numéro 2 de la via Napione à Turin,  ils prennent le temps de déployer de superbes versions contées adaptées à chaque auditoire, jouant de la succession de plans larges et d'effets de zoom sur des détails enchanteurs devant une table basse recouverte de livres de ou sur CM. Dans les interstices de ces récits oraux, ils redonnent toute sa liberté de mouvement à leur héros. Pour eux, sa vie même est une histoire sans fin, toujours à recommencer, chaque nouvelle découverte d'archive reconfigurant ce qu'ils tenaient pour acquis.

Puis, ils vous emmènent visiter les pièces de cet appartement qu'ils ont sauvé d'une irrémédiable destruction  et vous en révèlent l'étonnant secret. Ici Carlo Mollino est toujours vivant.

 

Photo de Pino Musi

Photo de Pino Musi

Le balcon sur le Pô. (photo issue du site All Items Loaded)

Le balcon sur le Pô. (photo issue du site All Items Loaded)

Visites sur rendez-vous

Museo Casa Mollino
Via Napione 2
10124 Torino - I
Tel +39 011 8129868

casamollino@fastwebnet.it




Door to door

Barbara Rothenberg. 135 Eastern Parkway, Prospect Heights, Brooklyn. June 9, 1978.

Barbara Rothenberg. 135 Eastern Parkway, Prospect Heights, Brooklyn. June 9, 1978.

Jonathan & Dorothy Nelson. 897 Sterling Pl., Bedford-Stuyvesant, Brooklyn. May 20, 1978.

Jonathan & Dorothy Nelson. 897 Sterling Pl., Bedford-Stuyvesant, Brooklyn. May 20, 1978.

Home of Gerard Basquiat. 553 Pacific St., Park Slope, Brooklyn. March 5, 1978.

Home of Gerard Basquiat. 553 Pacific St., Park Slope, Brooklyn. March 5, 1978.

Anthony & Anita Dellasala & family. 1122 75th St., Bay Ridge, Brooklyn. July 27, 1978.

Anthony & Anita Dellasala & family. 1122 75th St., Bay Ridge, Brooklyn. July 27, 1978.

Tim & Carol Sullivan. 284 Clinton Ave., Clinton Hill, Brooklyn. March 30, 1978.

Tim & Carol Sullivan. 284 Clinton Ave., Clinton Hill, Brooklyn. March 30, 1978.

Rosie Bernier & son Patrick. 1964 Nostrand Ave., Flatbush, Brooklyn. October 15, 1978.

Rosie Bernier & son Patrick. 1964 Nostrand Ave., Flatbush, Brooklyn. October 15, 1978.

 

 

 

En 1972, Dinanda Hansen Nooney fait partie des volontaires new-yorkais pour la campagne présidentielle de George McGovern. Selon une technique éprouvée outre-altanique, elle frappe à des centaines et des centaines de portes. Dans les différents boroughs de Brooklyn, elle croise quelques minutes seulement familles, couples, personnes isolées et entrevoit furtivement leur lieu de vie. On peut supposer à bon droit que sa nature curieuse en est tout autant exaltée que frustrée. Six ans plus tard, à soixante ans, elle décide de se livrer à un tout autre travail de persuasion :  elle quadrille les blocs d'immeubles et de maisons à un rythme quasi-quotidien pour demander aux habitants s'ils accepteraient qu'elle fasse leur portrait chez eux dans la pose de leur choix.  Plus de deux cents se laissent convaincre : en un saisissant tableau, elle parvient à saisir depuis les espaces privés la diversité de Brooklyn un pleine métamorphose sociale et économique à la fin des années soixante-dix.

Elle fit don de ses clichés en noir et blanc à la New York Public Library en 1995.

 

Julius & Sally Meizels. Turner Tower, 8H. 135 Eastern Parkway, Prospect Heights, Brooklyn. June 20, 1978.

Julius & Sally Meizels. Turner Tower, 8H. 135 Eastern Parkway, Prospect Heights, Brooklyn. June 20, 1978.

135 All Saints Street, Hastings

 

Au 135 All Saints Street à Hastings, rue bordée de maisons  à colombages, Alastair Hendy a investi une maison de marchands du XVIe siècle après des années de travaux.  Ce photographe, journaliste et styliste spécialisé dans la gastronomie et les voyages est aussi l'heureux inventeur et propriétaire d'une quincaillerie, brocante, restaurant dans une autre partie de cette petite ville côtière du sud de l'Angleterre : AG Hendy's Home Store.

En aucun cas, il ne s'est agi pour lui de viser une reconstitution historique. Il a plutôt décoré la maison comme on mettrait un déguisement, pour s'amuser. Ce qui semble l'avoir guidé, c'est avant tout les jeux de textures, à commencer par le bois des colombages et des lambris, mis à nu, raboteux.

Un nuancier est né,  réduit et contrasté : le noir et le blanc, le rouge et le vert.

Meubles et objets sont venus peupler les pièces non par respect scrupuleux du passé mais suivant l'intelligence de la matière : le mat et le rugueux. Ficelles et cordes, briques des murs de la cuisine et de la courette, lin tissé à la main des serviettes et des nappes, crin des brosses, brindilles d'un nid posé sur le rebord d'une fenêtre, papier pulpeux des gravures du XIXe siècle, grès des pots,  rouille et patine des métaux. Et pour souligner les aspérités, une source de lumière inégalée : la bougie.

Voici une maison qui n'est pas faite pour être habitée tous les jours de l'année mais pour éprouver des sensations :  l'engourdissement et le silence interrompu par les craquements d'un feu de bois, les rêveries nées du vacillement des flammes ou des tourbillons de vapeur au-dessus d'une casserole, les visages humains dessinés au hasard des accidents des murs, l'appel au monde nocturne d'une chouette qui hulule.

 

 

La maison d'Alastair Hendy est ouverte deux fois par an : en été et à Noël. Pour plus d'informations, reportez-vous à cette page.

La place du désordre

salon de musqiue de Fanny Hensel, née Mendelssohn, vers 1849, par Julius Wilhelm Helfft

collection Eugene Thaw du Cooper-Hewitt, National Design Museum de New York

salon d'un palais florentin vers 1835

chambre vers 1823, par Bouilhet

 collection Eugene Thaw du Cooper-Hewitt, National Design Museum de New York

Au XIXe siècle, un genre mineur prend son essor : l'aquarelle d'intérieur,  portraits de pièces que princes, aristocrates et bourgeois aimaient à commander en guise de memento vivi. Tout y est consigné dans le moindre détail, avec des perspectives plus ou moins adroites selon la renommée du peintre. Quelques personnages y apparaissent parfois mais la plupart du temps, c'est le vide qui semble être le sujet principal, un vide glaçant. On rêve d'y voir apparaître les pieds d'un cadavre dépassant de sous un lit pour conjurer l'ennui que ne manque pas de distiller la contemplation de ces œuvres.

Les belles photos de désordre domestique de Marine Gobled et Aurélie Lecuyer m'ont permis toutefois de comprendre une évidence. Le strict ordonnancement qui était donné à voir n'était pas forcément un effet recherché pour les besoins de la peinture ( l'équivalent de ce que serait les photos des revues de décoration de nos jours) : le désordre n'avait tout simplement pas sa place dans ces demeures où une large domesticité veillait à ce que tout soit à sa place à tout moment, effaçant comme une ardoise magique chaque aspérité afin de maintenir le décor inchangé de jour en jour.

Lumières pour un rossignol

Carlo Mollino. Polaroïd.sd

Everett Shinn. Girl on Stage (1906). Coll. pr.

Everett Shinn et l'Ashcan School, les polaroïds de l'architecte turinois Carlo Mollino, deux sources auxquelles Darius Khondji a puisé pour la lumière du nouveau film de James Gray, The Nightingale. (cf Cahiers du cinéma n° 685, janvier 2013)

 

Pour en savoir plus sur la maison  jamais habitée de Carlo Mollino, conçue comme un mausolée dans lequel il aurait cheminé vers une autre vie,  entouré des milliers de photos de prostituées turinoises prises par ses soins et d'autres trésors personnels, voir l'article de Domus ici.