Trouver son paysage

Je suis attaché à Fårö pour plusieurs raisons : d'abord, les signaux captés par mon intuition. Bergman, voici ton paysage. Il correspond à l'image que tout au fond de toi tu te fais des formes, des proportions, des couleurs, des horizons, des bruits, des silences, de la lumière et des reflets. Ici, il y a la paix. Ne demande pas pourquoi, les explications ne sont que de gauches rationalisations a posteriori. Ainsi, par exemple : dans ton travail, tu recherches simplicité, proportions, tension et détente, respiration, le paysage de Fårö te donne tout cela en abondance.

 

 

Ingmar Bergman. Laterna Magica. Gallimard, tr. Lucie Albertini et CG Bjurström

Wahda et Ibrahim

 

Que reste-t-il, sinon l’humour, lorsque l’on a tout perdu ? Wadha Abdhalla a 41 ans, mesure un bon 1,70 mètre et fume cigarette sur cigarette. Si elle ne portait pas un chemisier léopard et une robe en velours violet, on pourrait la prendre pour un homme. Ibrahim, son mari et par ailleurs cousin, a 48 ans, mesure 1,10 mètre et plisse sans arrêt les yeux. «Il est à moitié aveugle. Il est handicapé, il ne sert à rien», se moque Wahda. «Oui, c’est vrai», répond Ibrahim, tout sourire et nullement vexé.

Wadha, Ibrahim et leurs huit enfants ne sont pas des réfugiés ordinaires. Comme la plupart des 1,5 million d’Irakiens qui ont fui l’État islamique (EI), ils n’ont plus rien - «pas un dinar», dit Wadha en claquant des doigts - et leur avenir paraît pour le moins compromis. Mais le désespoir ne semble pas avoir prise sur eux, il glisse sur leurs saillies absurdes et leurs réparties féroces. Ils sont drôles, parfois de manière involontaire, et éclatent souvent de rire.

La famille vit depuis la mi-mars sur une piste d’atterrissage désaffectée à côté de Derik, au milieu des champs de blé du Kurdistan syrien. Le camp de réfugiés vient de se bâtir. Il n’y a qu’une quarantaine de tentes pour autant de familles. Celle de Wadha et Ibrahim est isolée au bout de la piste. Ils sont les seuls Irakiens, Arabes sunnites de surcroît, au milieu de familles syriennes kurdes qui les observent d’un œil méfiant.

Qu’ils aient atterri là, au complet, sans qu’aucun ne soit blessé, relève du miracle. Leur périple, entamé dans la région de Mossoul, en Irak, a duré sept mois. Ils ont dormi des semaines dehors, sans aucun abri, traversé des villages contrôlés par l’EI, échappé aux bombardements de la coalition, survécu aux combats entre peshmergas et jihadistes. Ils l’ont fait sans protection, contacts ou argent. «Pas un dinar», répète Wadha en claquant à nouveau des doigts. Ils n’avaient rien, hormis un aplomb hors du commun et un triporteur où ils se sont entassés. Le père, trop petit pour conduire, s’était installé à l’arrière avec les enfants. La mère était devant. «J’ai halluciné en les voyant arriver dans leur triporteur, raconte le gardien du camp. J’ai demandé à la mère d’où ils arrivaient. Elle m’a répondu : "D’Irak." Je lui ai dis : "Comment ça d’Irak ? C’est impossible, même les combattants ne prennent pas cette route." Elle m’a juste dit : "Si, si, d’Irak".»

D’aussi loin qu’ils s’en souviennent, Wadha et Ibrahim n’ont jamais eu de chance. Ils sont enfants quand leurs pères respectifs sont arrêtés dans leur village en Irak. Le régime de Saddam Hussein leur reproche de se rendre trop souvent en Syrie, où ils ont pourtant de la famille. Le père de Wadha est condamné à mort et pendu. Celui d’Ibrahim écope de vingt ans de prison à Abou Ghraib. «Il est mort au bout de dix-neuf ans et six mois. Ça, on peut dire qu’il a raté sa libération», dit Wadha. «Oui, c’est vrai», acquiesce le mari, toujours aussi souriant.

Ibrahim n’a jamais travaillé, même après son mariage. La famille vit de la charité des habitants du village et des aides du gouvernement irakien. Les journées se passent à s’occuper des enfants et à en concevoir régulièrement de nouveaux.

Le dernier venait juste de naître quand la petite troupe entend parler pour la première fois de l’EI. «On disait qu’ils coupaient les mains des fumeurs et forçaient les femmes à porter le niqab. Vu que je suis une femme et que je fume, je me suis dit qu’il valait mieux partir», dit Wadha. «Je peux parler ?» demande Ibrahim. Sa femme acquiesce. «Ils pratiquent aussi les exécutions de masse», ajoute-t-il.

Une nuit d’août, alors que les jihadistes s’approchent du village, ils se décident à fuir. Le triporteur est minuscule. «Il y avait plus de place dans une cellule de prison du temps de Saddam Hussein», se souvient Wadha. La famille n’emporte rien. «A part du sel», corrige Ibrahim, sans que l’on comprenne pourquoi. Parents et enfants roulent quelques jours avant de s’arrêter dans un champ de la province de Mossoul. Ils dorment à la belle étoile jusqu’à ce qu’ils se fabriquent un abri de fortune avec des bouts de toile récupérés. «Il s’envolait tout le temps. A chaque fois, mon père disait : "Mais où es-tu Mahomet ?"» rigole Naïm, 14 ans. Le père et la mère rient aussi.

Au bout de deux mois, un camion s’arrête. Le chauffeur est d’accord pour mettre le triporteur dans la remorque. Ils rejoignent la frontière syrienne. En descendant du camion, Wadha demande au chauffeur combien elle lui doit. «Rien», lui répond-t-il. «Heureusement car sinon, à part le moteur du triporteur, je ne vois pas ce que j’aurais pu lui donner.» De l’autre côté de la frontière, en Syrie, la famille tombe sur un barrage de l’EI. «J’ai cru que j’étais dans un film indien, se remémore Wadha. Ils avaient de longues chemises, des pyjamas en dessous et des barbes pleines de poussière.» Le jihadiste leur demande où ils vont, et ajoute qu’il est interdit de rejoindre un village kurde. «Non, non, on va dans un village sunnite», lui répond Wadha qui ne savait en réalité pas où elle allait.

La famille rejoindra finalement la maison d’une tante. La cohabitation se passe mal. Ils vivent à dix dans une pièce qui sert de chambre et de cuisine. «On ne pouvait pas rester là, on n’avait pas assez à manger, et le plafond était percé, il pleuvait à l’intérieur. J’ai dit à mon mari : "On va dans un camp de réfugiés pour avoir des aides"», raconte Wadha. Elle se dit déçue. «Ils ne nous donnent quasiment rien. On a faim. On a aussi besoin de vêtements et de médicaments pour les enfants.»

Le responsable du camp, qui écoutait l’air de rien la conversation depuis une dizaine de minutes, s’approche, furieux. «Arrête de dire qu’on ne te donne rien, c’est faux ! Vous avez trois repas par jour et vous aurez des matelas cette semaine.» Wadha se défend mollement, reconnaissant qu’elle a peut-être «un peu exagéré». Plus tard, dans la tente qui lui sert de bureau, le responsable dira que «cette famille est plutôt exigeante». «Hier, la mère est venue me voir en me disant que si je ne lui donnais pas des cigarettes, elle taperait son mari. Que voulez-vous que je fasse, je lui en ai donné», soupirera-t-il.

Quand on lui demande si on peut faire une photo de la famille, Wadha s’empresse d’accepter. Elle décide elle-même du cadre. «Là, devant les tentes, on verra qu’on est pauvre.» Elle a une autre idée : «On va mettre le père au milieu et on le pointera tous du doigt, comme ça on aura plus d’aide.» Elle hurle : «Les enfants, il y a du gâteau !» Les plus jeunes arrivent en courant. Amron, 15 ans, pas dupe, traîne des pieds. «Je vais me suicider. Je ne peux rien faire ici à part marcher sur la piste d’atterrissage», râle-il. «Quand je vous disais qu’il fallait nous aider», reprend la mère. Elle a déjà un nouveau plan : rejoindre la Turquie. «Ce sont des musulmans, et ils parlent arabe. Comment je ferais, sinon, pour demander des cigarettes dans la rue ?»

 

Portrait de Luc Mathieu. Libération, 22 mars 2015

 

Villa dei Misteri

"Le choc existentiel [ provoqué par l'initiation aux mystères ] était sans commune mesure avec sa cause probablement médiocre. On connaît ces passionnés dont une révélation plus grande ou plus petite a changé la vie : la poésie, la lecture d’Épictète, un gourou, les activités charitables, l'idéal de mourir en combattant, la chaleur éthique ou politique, un fan club d'Elvis Presley, l'alpinisme, l'éternité spinoziste, la science, la peinture ; il a fallu multiplier les substantifs, tant l'âme humaine est polymorphe et tant la frontière entre ses intérêts et ses imaginations est flottante. Loin d'être la forme éminente de ces conversions de tout l'être, la religion n'en est qu'un cas particulier.

Le terme de la mort, dont parle Pindare, n'est plus alors une cassure angoissante qui tranche dans le vif ; c'est plutôt la barre, au-dessous de l'addition des années, où une existence justifiée devient totalité. A Éleusis, certains apprenaient ainsi le vrai sens de la mort. Or, à cette époque, la philosophie n'était pas curiosité intellectuelle ou culturelle mais règle de vie à appliquer ; elle occupait, dans la vie intérieure, la place qu'occupera la religion à l'époque chrétienne. Les Mystères était la seule partie du paganisme qui pouvait rivaliser avec la philosophie de son temps, d'où leur prestige".

 

Paul Veyne. "La fresque dite des mystères à Pompéi" in Les mystères du gynécée. Gallimard, le temps des images. 1998.

Naples, représentation

"Eduardo de Filippo disait que Naples est un théâtre en plein air. Ici, la vie n'existe pas sans sa représentation, et la représentation n'existe pas sans la vie. Cette confusion entre la réalité et son reflet joué est la blessure magnifique de cette ville où tout se mêle, la chanson, la poésie, la langue, la vie, pour former un miracle qui est celui de la représentation, dans une culture à la fois très populaire et très élevée"

Toni Servillo, propos recueillis par Fabienne Darge dans son article consacré aux frères Servillo et à leur spectacle La Parola canta. "L'un chante, l'autre aussi", Le Monde, jeudi 12 mars 2015.

Aller droit devant soi

Bruges, une lieue derrière lui, aurait pu être située dans un autre siècle ou dans une autre sphère. Il s'étonnait d'avoir consenti à s'emprisonner pendant près de six années dans l'hospice de Saint-Cosme. Il lui semblait presque avoir insulté aux infinies possibilités de l'existence en renonçant si longuement au monde grand ouvert. La démarche de l'esprit se frayant un chemin à l'envers des choses menait à coup sûr à des profondeurs sublimes mais rendait impossible l'exercice même qui consiste à être. Il avait trop longtemps aliéné le bonheur d'aller droit devant soi dans l'actualité du moment, laissant le fortuit redevenir son lot, ne sachant pas où il coucherait ce soir, ni comment dans huit jours, il gagnerait son pain. Le changement était une renaissance et presque une métempsycose. Le mouvement alterné des jambes suffisait à contenter l'âme. Ses yeux se bornaient sans plus à diriger sa marche, tout en jouissant de la belle verdeur de l'herbe. L'ouïe enregistrait avec satisfaction le hennissement d'un poulain galopant le long d'une haie vive ou l'insignifiant grincement d'une carriole. Une totale liberté naissait du départ.

Il approchait le bourg de Damme, l'ancien port de Bruges où naguère, avant l'ensablement de cette côte, abordaient les grands navires d'outre-mer.

...

Il s'arrêta sur la place pour acheter une miche. Les maisons bourgeoises entrebâillaient leurs portes. Une matrone rose et blanche sous sa pimpante cornette lâcha un barbet, qui s'éloigna gaiement, flairant l'herbe, avant d'aller se figer un instant dans l'attitude contrite des chiens qui se soulagent, pour reprendre ensuite ses bonds et ses jeux. Une bande d'enfants piailleurs allaient à l'école, gracieux et ronds comme des rouges-gorges dans leurs vifs habits. C'étaient pourtant les sujets du roi d'Espagne qui iraient un jour casser la tête à ces coquins de Français. Un chat passa rentrant au logis ; les pattes pendantes d'un oiseau lui sortaient de la gueule. Une bonne odeur de pâte et de graisse émanait de la boutique du rôtisseur, mêlée à l'odeur fade de la boucherie voisine ; la patronne rinçait à grande eau le seuil taché de sang. L'habituelle fourche patibulaire se dressait hors du bourg, sur un petit mamelon herbu mais le corps qui pendait là avait été si longtemps exposé à la pluie, au soleil et au vent qu'il avait presque acquis la douceur des vieilles choses à l'abandon, la brise jouait amicalement avec ses loques fanées. Une compagnie d'arbalétriers sortait pour tirer des grives; c'étaient de bons bourgeois réjouis qui se donnaient en causant des claques sur l'épaule ; chacun portait en bandoulière la sacoche qui contiendrait bientôt des parcelles de vie ayant un instant plus tôt chanté en plein ciel. Zénon pressa le pas. Il fut seul pendant un long moment sur une route qui serpentait entre deux pâtures. Le monde tout entier semblait composé de ciel pâle, et d'herbe verte, saturée de sève, bougeant sans cesse au ras du sol comme une onde. Un instant, il évoqua le concept alchimique de la viriditas, l'innocente percée de l'être poussant tranquillement à même la nature des choses, brin de vie à l'état pur, puis renonça à toute notion pour se livrer sans plus à la simplicité du matin.

 

Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir. Deuxième partie : la vie immobile; la promenade sur la dune.

L'oeil à la loupe

Un matin, au cours d'une de ses promenades d'herboriste, une occurrence insignifiante et presque grotesque le fit réfléchir ; elle eut sur lui un effet comparable à celui d'une révélation illuminant pour un dévot quelque saint mystère. Il était sorti de la ville au point du jour pour se rendre à l'orée des dunes, emportant avec lui une loupe qu'il avait fait construire sur ses spécifications  par un lunettier de Bruges, et qui lui servait à examiner de près les radicelles et les graines de plantes ramassées. Vers le midi, il s'endormit couché à plat ventre dans un creux du sable, la tête contre le bras, sa loupe tombée de sa main reposant sous lui sur une touffe sèche. Au réveil, il crut apercevoir contre son visage une bête extraordinairement mobile, insecte ou mollusque, qui bougeait dans l'ombre. Sa forme était sphérique, sa partie  centrale, d'un noir brillant et humide,s'entourait d'une zone de blanc rosâtre ou terne ; des poils frangés croissaient sur a périphérie, issus d'une sorte de molle carapace brune striée de crevasses et bossuée de boursoufflures; Une vie presque effrayante habitait cette chose fragile. En moins d'un instant, avant même que sa vision pût se formuler en pensée, il reconnut que ce qu'il voyait n'était autre que son œil reflété et grossi par la loupe, derrière laquelle l'herbe et le sable formaient un tain comme celui d'un miroir. Il es redressa tout songeur. Il s'était vu se voyant, échappant aux routines des perspectives habituelles , il avait regardé de tout près l’organe petit et énorme, proche et pourtant étranger, vif mais pourtant vulnérable, doué d’imparfaite et pourtant prodigieuse puissance, dont il dépendait pour voir l'univers. Il n'y avait rien de théorique à tirer de cette vision qui accrut bizarrement sa connaissance de soi, et en même temps sa notion des multiples objets qui composent ce soi. Comme l’œil de Dieu dans certaines estampes, cet œil humain devenait un symbole. L'important était de recueillir le peu qu'il filtrerait du monde avant qu'il fit nuit, d'en contrôler le témoignage et, s'il le pouvait, d'en rectifier les erreurs. En un sens, l’œil contrebalançant l'abîme.

Marguerite Yourcenar. L'Oeuvre au noir. Deuxième partie : la vie immobile ; l'abîme.

Voir dans la nuit du corps

C'est lors de son voyage en Italie (1775-1776) que Sade découvre les cires de la Specola de Florence et particulièrement la plus ancienne réalisée par Zummo, tel un petit théâtre représentant les ravages de la peste, qu'il évoquera encore, vingt ans après dans l'Histoire de Juliette.

Le fascinent manifestement, à la fois, la force d'illusion de la cire comme matériau de toutes les métamorphoses et le caractère démontrable de la plupart des mannequins qui, montrant à la fois le dehors et le dedans, font voir ce qu'on ne peut voir autrement, à moins de basculer dans la criminalité. S'il semble même préférer ces cires à tous les chefs d’œuvre italiens, c'est qu'elles le troublent. "J'aime les arts, ils échauffent ma tête", dira Juliette.

Conscient bien avant le romantisme d'appartenir à un univers en continuel devenir, Sade n'aura pas d'autre critère esthétique que cet ébranlement qui ajoute à la mouvance du monde, en le recréant au gré du désir.

 

Annie Le Brun. Exposition Sade. Attaquer le soleil. Musée d'Orsay.

 

Petite annonce

"Metteur en scène cherche petite jeune fille âgée de quatorze ans au moins et de quinze ans et demi au plus. Elle ne doit être ni mutine, ni piquante, ni pimpante, ni aguichante, ni froufroutante, ni sexy, mais plutôt simple, bien élevée, jolie, et tout à la fois, un peu grave et assez rieuse"

 

Petite annonce rédigée par François Truffaut pour le rôle de Colette dans Antoine et Colette, 1962

Words

Words, then, are not useful. Let us now enquire into their other quality, their positive quality, that is, their power to tell the truth. According once more to the dictionary there are at least three kinds of truth God’s or gospel truth; literary truth; and home truth (generally. unflattering). But to consider each separately would take too long. Let us then simplify and assert that since the only test of truth is length of life, and since words survive the chops and changes of time longer than any other substance, therefore they are the truest. Buildings fall; even the earth perishes. What was yesterday a cornfield is to-day a bungalow. But words, if properly used, seem able to live for ever. What, then, we may ask next, is the proper use of words? Not, so we have said, to make a useful statement; for a useful statement is a statement that can mean only one thing. And it is the nature of words to mean many things. Take the simple sentence “Passing Russell Square.” That proved useless because besides the surface meaning it contained so many sunken meanings. The word “passing” suggested the transiency of things, the passing of time and the changes of human life. Then the word “Russell” suggested the rustling of leaves and the skirt on a polished floor also the ducal house of Bedford and half the history of England. Finally the word “Square” brings in the sight, the shape of an actual square combined with some visual suggestion of the stark angularity of stucco. Thus one sentence of the simplest kind rouses the imagination, the memory, the eye and the ear — all combine in reading it.

 

Virginia Woolf. Craftmanship. BBC, 29 avril 1937.

les "quoique" sont toujours des "parce que" méconnus

"D'ailleurs, elle goûtait naturellement son air de bonté, sa politesse un peu désuète (et si cérémonieuse que quand, marchant en redressant sa haute taille, il apercevait ma mère qui passait en voiture, avant de lui envoyer un coup de chapeau, il jetait au loin un cigare à peine commencé), sa conversation si mesurée, où il parlait de lui-même le moins possible et tenait toujours compte de ce qui pouvait être agréable à l'interlocuteur, sa ponctualité tellement surprenante à répondre à une lettre que quand, venant de lui en envoyer une, mon père reconnaissait l'écriture de M. de Norpois sur une enveloppe, son premier mouvement était de croire que par mauvaise chance leur correspondance s'était croisée : on eût dit qu'il existait, pour lui, à la poste, des levées supplémentaires et de luxe. Ma mère s'émerveillait qu'il fût si exact quoique si occupé, si aimable quoique si répandu, sans songer que les "quoique" sont toujours des "parce que" méconnus, et que (de même que les vieillards sont étonnants pour leur âge, les rois pleins de simplicité, et les provinciaux au courant de tout) c'étaient les mêmes habitudes qui permettaient à M. de Norpois de satisfaire à tant d'occupations et d'être si ordonné dans ses réponses, de plaire dans le monde et d'être aimable avec nous. "

Marcel Proust, A l'Ombre des jeunes filles en fleurs, première partie.

Temps vertical

Comment avez-vous accordé le temps de la musique avec la temporalité théâtrale [dans La Flûte enchantée montée au Festival d'Aix ]?

Simon  McBurney : La question du temps, fondamentale dans le théâtre, a toujours été un paradoxe. C'est un art du présent qui convoque le temps de l'imaginaire. Cela implique qu'il peut suspendre le mouvement horizontal de la narration pour entrer dans la dimension verticale du temps intérieur. Dans Hamlet, le fameux "To be or not to be" de Shakespeare stoppe l'avancée de la pièce pour engager avec le public un débat autour de la question du suicide. La musique, qui permet d'exprimer publiquement le plus intime en soi, donne la priorité au temps vertical. Comme le théâtre, elle met en échec la tyrannie de la narration, qui a envahi aujourd’hui notre quotidien et les films à la télévision. Le théâtre est toujours un art politique.

 

Entretien avec Simon Mc Burney. Marie-Aude Roux, Le Monde 4 juillet 2004.

Raumdeuter

Qui est Thomas Müller ? Dur à dire. Ni véritable avant-centre,  ni véritable meneur de jeu, ni véritable ailier, cet échalas perché à 1,86 m ne semble être nulle part vraiment à sa place, ce qui doit vouloir dire qu'il l'est en fait partout. Certains footballeurs se distinguent par leur vitesse, par leur technique, ou par leur puissance au-dessus du lot. Thomas Müller, on ne sait pas trop. « Je suis une pièce unique, d'une certaine manière. On peut  comparer certains dribbleurs, certains attaquants les uns aux autres, mais moi, qu'est-ce que je suis ?, s'est-il un jour interrogé dans la Süddeutsche Zeitung. Quelqu'un qui “interprète l'espace”. Oui, je suis un “interprète d'espace” . C'est bien comme titre, non ? »

 

Henri Seckel. "Wer ist Thomas Müller". Le Monde, 4 juillet 2014.

 

SZ: Es fällt jedenfalls schwer, Ihre Art mit einem anderen Spieler zu vergleichen. Kennen Sie vielleicht einen?

Müller: Nein, irgendwie bin ich schon ein Unikat. Es gibt Dribbler, die sich ziemlich ähnlich sind, auch Stürmer, aber was bin eigentlich ich?

SZ: Ja, was ist Müller?

Müller: Hm. Tja, was bin ich? Raumdeuter? Ja, ich bin ein Raumdeuter. Das wäre doch eine gute Überschrift, oder?

 

Suddeustche Zeitung. 9  juin 2011. "Thomas Müller im Gespräch"

Caprice de la reine

A gauche d'elles est une ferme, dont on a le droit de penser que c'est de là que dépendent ces bêtes et dont on ne distingue les bâtiments que partiellement : d'abord un large pan de mur, solidement coiffé d'un toit d'ardoises et qu'on suppose appartenir aux locaux d'habitation à proprement parler ; ensuite, jouxtant ceux-i, la partie visible d'une autre construction, couverte par ce qu'on doit peut-être appeler de l'Everite et qui est probablement l'annexe, ou l'une des annexes de cette exploitation. Ces édifices, dont on ne peut percevoir que des fragments, sont en effet à peine visibles dans la végétation sur laquelle nous allons revenir. Nous devrons y revenir quoique nous aurions peut-être pu, peut-être dû commencer par elle, nous ne savons pas.

Nous ne le savons pas, pour autant qu'il est difficile dans une description, ou dans un récit comme le fait observer Joseph Conrad dans sa nouvelle intitulée "Un sourire de la fortune", de mettre chaque chose à sa place exacte. C'est qu'on ne peut pas tout dire ni décrire en même temps, n'est-ce pas, il faut bien établir un ordre, instituer des priorités, ce qui ne vas pas sans risque de brouiller le propos : il faudra donc revenir sur la végétation, sur la nature, cadre non moins important que les objets culturels - équipements, bâtiments - que nous essayons d'abord de recenser.

 

Jean Echenoz. "Caprice de la reine" dans Caprice de la reine. Éditions de minuit, 2014.

Tingle

Face à la somme des problèmes irritants que pose l'actuelle situation mondiale, certains d'entre vous peuvent avoir le sentiment qu'étudier la littérature - et particulièrement la composition et le style - est une forme de gaspillage d'énergie. Je crois que pour un certain type de tempéraments - et nous avons tous des tempéraments différents - l'étude du style peut toujours apparaître comme un gaspillage d'énergie dans n'importe quelle circonstances. Mais, cela mis à part, il me semble que dans tout esprit, qu'il penche du côté artistique ou du côté pratique, il y a toujours une cellule réceptive pour ce qui transcende les terribles soucis de la vie quotidienne.

Les romans dont nous sommes imprégnés ne vous apprendront rien que vous puissiez appliquer aux bons gros problèmes de l'existence. Ils ne vous aideront ni au bureau, ni à la caserne, ni dans la cuisine, ni dans la chambre des enfants. En fait les connaissances que j'ai essayé de partager avec vous ne sont que luxe pur et simple. Elles ne vous aideront pas à comprendre l'économie française, ni les secrets du cœur d'une jeune femme, ou du cœur d'un jeune homme. Mais elles peuvent vous aider, si vous avez suivi mes recommandations, à éprouver la pure satisfaction que donne une œuvre d'art inspirée et précise ; et ce sentiment de satisfaction va, à son tour, donner naissance à un sentiment de confort mental plus authentique, le type de confort que l'on ressent lorsqu'on prend conscience du fait qu'en dépit de toutes ses bourdes, de toutes ses bévues, la texture profonde de la vie est aussi une affaire d'inspiration et de précision.

[...]

Certains d'entre vous continueront à lire de grands livres, d'autres cesseront de lire de grands livres une fois leur diplôme obtenu ; et si quelqu'un pense qu'il n'arrivera jamais à éprouver de véritable plaisir à la lecture des grands écrivains, alors ce quelqu'un ne doit pas les lire du tout. Après tout, on peut rencontrer la même jubilation dans d'autres domaines ; la jubilation de la science pure est tout aussi agréable que le plaisir de l'art pur. L'essentiel est de faire l'expérience de ce petit frisson dans quelque région de la pensée ou de l'émotion. On court le risque de rater ce qu'il y a de meilleur dans la vie si l'on ne sait pas trouver d'occasion de vibrer, si l'on n'apprend pas à se hisser un peu au-dessus de là où l'on se situe ordinairement, afin de goûter les fruits les plus beaux et les plus rares que peut nous offrir la pensée humaine.

 

Vladimir Nabokov. Remarques adressées à ses étudiants de Cornell en fin de semestre. in Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, ed. Stock. tr. par H. Pasquier de Lectures on Literature, Harcourt Brace, 1980

To some of you it may seem that under the present highly irritating world conditions it is rather a waste of energy to study literature, and especially to study structure and style. I suggest that to a certain type of temperament—and we all have different temperaments—the study of style may always seem a waste of energy under any circumstances. But apart from this it seems to me that in every mind, be in inclined towards the artistic or the practical, there is always a receptive cell for things that transcend the awful troubles of everyday life.
   The novels we have imbibed will not teach you anything that you can apply to any obvious problems of life. They will not help in the business office or in the army camp or in the kitchen or in the nursery. In fact, the knowledge I have been trying to share with you is pure luxury. It will not help you to understand the social economy of France or the secrets of a woman’s heart or of a young man’s heart. But if may help you, if you have followed my instructions, to feel the pure satisfaction which an inspired and precise work of art gives; and this sense of satisfaction in its turn goes to build up a sense of more genuine mental comfort, the kind of comfort one feels when one realizes that for all its blunders and boners the inner texture of life is also a matter of inspiration and precision.

Some of you will go on reading great books, others will stop reading great books after graduation .... After all, there are other thrills in other domains: the thrill of pure science is just as pleasurable as the pleasure of pure art. The main thing is to experience that tingle in any department of thought or emotion. We are liable to miss the best of life if we do not know how to tingle, if we do not learn to hoist ourselves just a little higher than we generally are in order to sample the rarest and ripest fruit of art which human thought has to offer."

Revues, journaux autour d'une tasse de café

Pour comprendre, cela, on doit savoir que les cafés à Vienne, constituent une institution d'un genre particulier, qui ne peut se comparer à aucune autre a monde. Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d'une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues. Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l'Empire allemand, les français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d'art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi, nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main : nos étions informés de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions  les critiques de tous les journaux ; rien n'a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l'orientation internationale de l'Autrichien que cette facilité qu'il avait de se repérer aussi complètement, au café, dans les événements mondiaux, tout en discutant dans un cercle d'amis. Chaque jour, nous y passions des heures et rien ne nous échappait. Car grâce au caractère collectif de nos intérêts, nous suivions l'orbis pictus des événements artistiques non pas avec une paire mais avec dix ou vingt paires d'yeux.

[... ]

 

Je racontais  un jour à mon ami vénéré Paul Valéry à quel point était ancienne ma conscience de son œuvre littéraire, que trente ans auparavant j'avais lu et aimé des vers de lui. Valéry se mit à rire avec bonhomie : "N'essayez pas de m'en faire accroire, mon cher ami ! Mes poèmes n'ont paru qu'en 1916." Mais ensuite, il fut bien surpris quand je lui décrivis très exactement et le format et la couleur de la petite revue littéraire où nous avions découvert,en 1898, à Vienne, ses premiers vers.

 

 

Stefan Zweig. Le Monde d'hier. [Die Welt von Gestern].  tr. de Serge Niémetz. Belfond

Tapis roulé

"Dino Risi a trente ans quand, sur un tournage de Mario Soldati, la star Alida Valli, vingt ans, remarque cet obscur assistant et en fait son amant. Un jour, ils discutent dans leur chambre. De la fumée sort d’un tapis roulé : Soldati, jaloux, s’était glissé dedans pour les écouter et fumait un cigare."

 

Philippe Lançon, "Dinor sort de sa boîte", compte rendu de Mes Monstres, de Dino Risi. Libération, 4 février, 2014.

OSS 117 : quelques titres

 

  • OSS 117 tue le taon
  • Moche coup à Moscou
  • Gâchis à Karachi
  • Double bang à Bangkok
  • Métamorphose à Formose
  • Arizona zone A
  • Lila de Calcutta
  • Tactique arctique
  • Agonie en Patagonie
  • Halte à Malte
  • Réseau zéro
  • Palmarès à Palomarès
  • Congo à gogo
  • Avanies en Albanie
  • Gare aux Bulgares
  • Zizanie en Asie
  • La Rage au Caire
  • Alibi en Libye
  • Maldonne à Lisbonne..
  • Plaies et bosses à Mykonos
  • Franc et fort à Francfort
  • Coup de masse aux Bahamas
  • Anathème à Athènes pour OSS 117

 

 

Perroquets

"Pierre de l'Estoile, audiencier à la chancellerie, d’opinion plutôt royaliste, relate dans son journal que le 14 juillet 1576 "le roi [ Henri III ]et la reine sa femme arrivèrent à Paris revenant du pays de Normandie, d'où ils apportèrent grande quantité de guenons, perroquets et petits chiens achetés à Dieppe. Entre ces perroquets, la plupart sifflés [dressés] par des huguenots, jargonnaient mille fadaises et drôleries contre la messe, le pape et les cérémonies de la l'église romaine ; dont quelques-uns s'offensant, le dirent au roi, qui fit réponse qu'il ne se mêlait point de la conscience des perroquets."

 

Cit. in Eric Hazan. La barricade, histoire d'un objet révolutionnaire. Autrement, 2013

Araucaria

"The Rev John Graham, who compiled crosswoards for the Guardian for over 50 years and who was better known to readers by his pseudonym, Araucaria, has died aged 92.

Graham revealed in a puzzle in January this year that he was dying of cancer, in a cryptic crossword that included a set of special instructions: "Araucaria," it said, "has 18 down of the 19, which is being treated with 13,15".

Those who solved the puzzle found the answer to 18 was cancer, to 19 oesophagus, and to 13,15 palliative care. The solutions to some of the other clues were: Macmillan, nurse, stent, endoscopy, and sunset.

Graham, who compiled his first crossword for the Guardian in 1958 and adopted his pseudonym from the Latin for monkey puzzle tree, died in the early hours of Tuesday morning.

Asked why he had decided to reveal details of his illness in a crossword, Graham said: "It seemed the natural thing to do, somehow."

Araucaria's last puzzle for the Guardian, the prize crossword no 26,107, published on 16 November, also had some hidden meanings.

The solution for 18 down, "Warning not to outstay welcome I encountered in African country (4,2,2)", was: time to go."

 

John Plunkett. The Guardian, 26 novembre 2013.

34 bd Saint-Germain

Based in a former café at 34 Boulevard St Germain, they concentrated on selling their own fabrics. They also designed and sold coloured candles to complement the fabrics. In 1963 their candlemaker, Jean-Claude Bullens, suggested they try scented candles (rare at the time) and the first three – hawthorn, cinnamon and tea – were launched that year. The fabrics failed to find favour with customers – despite one being used as the backdrop for a televised address by General Charles de Gaulle – and the operation changed tack to stock a range of exclusive, often handmade, products sourced from their travels. For this eclectic, tasteful mixture, which included wooden toys, kaleidoscopes, pomanders, Welsh blankets, model theatres, pot pourri and ties, plus tea towels and tablecloths from a young designer, Laura Ashley, the creators were dubbed "purveyors of trifles" in the 1964 Gault et Millau Paris guide.

There were also distinctive necklaces made by Knox-Leet and Gautrot in the workroom/office above the shop where Coueslant handled all the correspondence on a manual typewriter bought from an army surplus store. "We started small, did everything ourselves, and slaved for years to pay off our debts," he said.

 

Yves Coueslant obituary by Joanna Lyall. The Guardian, 18 novembre 2013