La production du récit

"Une interprétation plus optimiste serait de penser que ce prix récompense aussi une forme d'histoire moins assurée ou moins arrogante, celle que Patrick Boucheron appelle l'"histoire inquiète". C'est une histoire qui non seulement renonce à la vérité à majuscule, mais aussi rend visibles les opérations par lesquelles elle se constitue. Elle refuse d'enlever les échafaudages devant les façades. Bien sûr, dans L'Histoire à parts égales, je présente Java en 1596, mais montrer au lecteur la façon dont je produis ce récit sur le passé m'intéresse au fond autant. Cette manière de faire produit des vérités plus modestes, plus circonscrites, mais aussi plus robustes.

La question de l'écriture est donc centrale. Non pas au sens du beau style, mais en termes d'écriture filmique, dans le choix de la focale de cadrage, de la scénographie, dans la façon dont on déploie une intrigue. 
[...] 
Faut-il déplorer un rétrécissement du public ?

Les trentenaires cultivés lisent beaucoup, et souvent des œuvres aux formats de narration très inventifs, de la BD alternative au roman expérimental. Si nous, historiens, continuons d'écrire comme dans les années 1910, nous les perdons en trente pages. Il faudrait être capable de scénariser un livre comme les séries anglo-saxonnes "Rome" ou "Les Tudor", qui échappent au récit linéaire. La construction de mon ouvrage, qui commence comme si tout coulait de source et se brise soudainement, est une tentative, inaboutie sûrement, en ce sens. "

Entretien de Romain Bertrand avec Julie Clarini, à propos de son Grand prix des Rendez-vous de l'histoire de Blois.  
Monde des Livres, 19 octobre 2012 

 

Quand d'un monde insensé la photographie prend forme

"C'est un genre [la photographie de rue ] qui n'a pas d'équivalent dans les autres arts.  Elle a produit certaines des plus grandes œuvres d'art de l'après-guerre... et pourtant l'art contemporain ne reconnaît pas la valeur de gens comme Lee Friedlander et Garry Winogrand. Il n'y en a que pour la photo mise en scène, comme celle de Jeff Wall, que je respecte par ailleurs. La photo de rue est considérée comme un instantané, un coup de chance, pas une œuvre d'art. Pourtant, entre la toile vide à remplir du peintre et la toile infinie de la vie dans laquelle puise le photographe, le problème est toujours le même : quelle forme fabriquer."

Paul Graham, in "Pour Paul Graham, il n'y a pas de moment parfait", article de Claire Guillot in

 Le Monde, 18 septembre 2012.

"Justement, on ressent dans votre travail, mais aussi dans vos écrits ou vos prises de parole un immense amour pour ce medium. Qu’a-t-il de si particulier pour susciter une telle passion ? Il est en connexion directe avec la vie. Avec un travail comme The Present, il s’agit de sortir dans la rue, de plonger dans le flot du temps et de la vie. Et là, de tenter d’attraper, de pêcher, quelque chose de significatif et de profond.  Ça paraît simple à dire mais, dans les faits, très difficile à réaliser. Contrairement à l’écrivain ou au peintre qui partent du vide, de la feuille blanche ou de la toile immaculée, ce type de photographie a pour point de départ l’infini, le monde infini. Tout se passe tout le temps. À chaque seconde, à droite à gauche, devant, derrière. Le choix est donc difficile : par où commencer ? Quel moment choisir ? C’est la qualité particulière et magnifique de la photographie. De ce type de photographie du moins. Elle vous engage directement dans la vie. On danse avec la vie."

Une conversation avec Paul Graham, par Remi Coignet, 17 septembre 2012, 

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