L'"oeuvre" de Vivian Maier

En 1984, dans un passionnant essai intitulé « Landscape/View : Photography’s Discursive Spaces » [Paysage/Vue : les espaces discursifs de la photographie], Rosalind Krauss analysait les complexités (et les contradictions) soulevées par l’application à la production photographique de la notion de corpus ou d’« œuvre », chère à l’histoire de l’art, R. Krauss faisait notamment observer que les histoires de la photographie élaborées selon les modèles traditionnels de l’histoire de l’art s’appuyaient eux aussi sur les concepts d’auteur, d’intention, et postulent, en partie du moins, une certaine cohérence ou unité d’ensemble. À partir d’une photo choisie parmi les milliers prises par Eugène Atget, la critique remettait en question la validité de ces concepts s’agissant d’un œuvre aussi immense. « D’autres pratiques, d’autres pièces de l’archive fragilisent elles aussi le concept d’œuvre. Parmi elles, le corpus trop petit pour mériter le qualificatif ; ou encore celui d’une ampleur démesurée. Peut-on imaginer l’œuvre complet d’un artiste se résumant à une seule œuvre ? C’est ce que s’efforce de faire l’histoire de la photographie dans le cas d’August Salzmann, auteur d’un unique volume de photographies archéologiques (d’une grande beauté formelle), dont une partie a été prise par son assistant. À l’autre extrémité du spectre, peut-on imaginer un œuvre composé de dix mille œuvres ? ».

[...]

Inexorablement, les œuvres reproduites ou exposées jusqu’à présent ont été sélectionnées par leurs différents propriétaires ou parties prenantes (qui ont, le plus souvent, effectué elles-mêmes les tirages). On peut donc ici s’interroger sur la définition classique d’« œuvre », c’est-à-dire un corpus censé refléter les préférences, les choix et la « vision » présumée de l’artiste. Laissons de côté pour l’instant l’analyse des sujets choisis par V. Maier, ainsi que la définition élastique de « photographie de rue ». La question qui se pose ici concerne l’aspect des photographies tirées à partir des négatifs. C’est précisément celle soulevée par Joel Meyerowitz, l’un des doyens de la « photographie de rue », qui s’interrogeait sur les diverses manières dont on construit l’œuvre de V. Maier. Il n’y a bien entendu aucun moyen de savoir pourquoi l’artiste a choisi de tirer (ou de développer) telles images plutôt que telles autres, ou quel aspect auraient eu celles qui n’ont jamais été développées. En outre, dans certains cas, elle a recadré les images au tirage, des tirages réservés à son seul usage, comme la quasi-totalité de ses photographies. Elle préservait jalousement sa production, la seule exception à la règle étant la vente occasionnelle de clichés aux parents des enfants dont elle avait la charge.

 

Abigail Solomon Godeau. "L'invention de Vivian Maier". Magazine du Jeu de Paume. 16 septembre 2013 / Inventing Vivian Maier.

Photographier la pluralité du monde

"Alex Webb est un photographe du désordre. Dans ses compositions, il montre souvent une juxtaposition d’individus ou un cumul de scènes simultanées. Il a ce talent rare de montrer combien le monde d’aujourd’hui est un chaos, un bordel, mais avec des images simples à lire.

Dans cette photo – les enfants jouant à La Havane – caractéristique de son style, on trouve une opposition entre un côté « sur le vif » et un aspect « ultracomposé » qui permet une lecture simple de cette image très complexe. On voit des bouts de personnages, des corps tordus, des chaussures déchirées, des vêtements sales et débraillés. On devine que ce sont des enfants jouant de façon libre et anarchique. On sent qu’il s’agit d’un reportage et que l’image n’a pas été mise en scène. Tout cela appuie l’idée d’une confusion et d’un amoncellement de corps, voilà pourquoi il y a du « vrai » et de la vie dans cette photo.

Tous les photographes et les cinéastes connaissent le syndrome de « l’image confuse », quand beaucoup de monde, plusieurs sujets ou de nombreuses actions parallèles se retrouvent dans le cadre. C’est alors assez facile de « perdre l’œil ». On voudrait montrer un entrelacs d’événements, une foule, une coexistence d’actions, mais en voulant trop dire, on perd le regard. On perd aussi le spectateur. On ne montre que du rien.

Alex Webb est un des rares photographes à relever ce défi : parler du chaos en l’organisant. Une ville, une foule, une rue agitée offrent forcément une collection de gens disparates et métissés, d’actes hétéroclites et d’architectures hétérogènes. Comment fabriquer une image qui se tient en combinant ces éléments éclatés ? La couleur, ou plutôt l’agencement des couleurs, est un des éléments essentiels de son langage visuel.  Dans l'image de ce couple cubain photographié dans le Barrio Chino, à La Havane,  on distingue deux sortes de bleu, trois verts et deux rouges. Ces couleurs s’accordent grâce aux différents gris qui les relient entre elles, et ces juxtapositions soulignent le fait qu’il existe plusieurs plans. Le premier plan, avec les jambes pendantes, crée un hors-champ important. Tout au fond de l’image, en second plan, on voit le couple se tenant à l’angle des murs. Et puis, entre les deux, ces curieux dessins de Chinois créent un troisième plan.

Si toutes ces choses tiennent ensemble, c’est précisément parce qu’elles ne vont pas ensemble. Selon moi, le talent et l’originalité de Webb s’expriment ici. Son sujet de prédilection est l’incohérence et la pluralité du monde. Son langage consiste à intégrer la digression, de façon permanente, comme un élément liant."

 

"Dans l'oeil de Cedric Kaplisch : Axel Webb, les couleurs du chaos",

par Amaury da Cunha.  Le Monde, 17 août 2013. 

 

Quand d'un monde insensé la photographie prend forme

"C'est un genre [la photographie de rue ] qui n'a pas d'équivalent dans les autres arts.  Elle a produit certaines des plus grandes œuvres d'art de l'après-guerre... et pourtant l'art contemporain ne reconnaît pas la valeur de gens comme Lee Friedlander et Garry Winogrand. Il n'y en a que pour la photo mise en scène, comme celle de Jeff Wall, que je respecte par ailleurs. La photo de rue est considérée comme un instantané, un coup de chance, pas une œuvre d'art. Pourtant, entre la toile vide à remplir du peintre et la toile infinie de la vie dans laquelle puise le photographe, le problème est toujours le même : quelle forme fabriquer."

Paul Graham, in "Pour Paul Graham, il n'y a pas de moment parfait", article de Claire Guillot in

 Le Monde, 18 septembre 2012.

"Justement, on ressent dans votre travail, mais aussi dans vos écrits ou vos prises de parole un immense amour pour ce medium. Qu’a-t-il de si particulier pour susciter une telle passion ? Il est en connexion directe avec la vie. Avec un travail comme The Present, il s’agit de sortir dans la rue, de plonger dans le flot du temps et de la vie. Et là, de tenter d’attraper, de pêcher, quelque chose de significatif et de profond.  Ça paraît simple à dire mais, dans les faits, très difficile à réaliser. Contrairement à l’écrivain ou au peintre qui partent du vide, de la feuille blanche ou de la toile immaculée, ce type de photographie a pour point de départ l’infini, le monde infini. Tout se passe tout le temps. À chaque seconde, à droite à gauche, devant, derrière. Le choix est donc difficile : par où commencer ? Quel moment choisir ? C’est la qualité particulière et magnifique de la photographie. De ce type de photographie du moins. Elle vous engage directement dans la vie. On danse avec la vie."

Une conversation avec Paul Graham, par Remi Coignet, 17 septembre 2012, 

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