Silences ciselés

A cette époque je commençai d'imaginer que parmi mes proches, dans leur indéniable double vie, quelque fait miraculeux pouvait se produire ; de sorte que toute la maison, déjà mystérieuse en soi, s'enrichit peu à peu de nouvelles énigmes. Les circonstances les plus normales - l'interdiction, par exemple, de parler à table, surtout quand mon oncle était là, le magnifique et taciturne frère de ma mère, autour de qui toute la maison gravitait comme autour d'un soleil noir - étendaient sur les heures et les rencontres un voile de prohibitions magiques.  Sur la table ovale et blanche, durant les soirées d'été passées au jardin, le silence prenait sa valeur réelle, qui est celle d'accumuler des puissances ; et quand mon oncle, souvent très fatigué par les nombreuses interventions chirurgicales qu'il avait pratiquées dans la journée, tombait dans une légère rêverie, que personne n'osait troubler, et que sa belle main, dont l'auriculaire était orné d'un serpent d'or aux yeux d'émeraude, se posait distraitement sur le vase de baccarat et laissait courir son doigt sur le bord en faisant naître un son subtil, pareil au gémissement d'un esprit prisonnier, la chère atmosphère de la maison se transformait en une sorte d'antre d'un magicien, le Mage du Latemar par exemple, levant sa lanterne vers les pâles visages de ses otages, était sur le point de prononcer un verdict de vie ou de mort - ce que mon oncle,  au fond, faisait plusieurs fois par jour -, mais moi seule percevais, dans ces silences exténués par le gémissement du cristal et ciselés par les reflets de la bague serpentine, d'impénétrables implications. Sur la table, les lueurs d'autres bagues faisaient répons : les quatre perles qui formaient sur l'annulaire de ma mère une sorte d'abeille lunaire, la tresse d'or de celle de mon père, qui brillait dans les longs crépuscules quand son crayon courait en silence sur les grandes pages des partitions, couvertes de signes noirs d'une autre langue, encore plus silencieuse et plus impénétrable.

 

Cristina Campo. La Noix d'or, tr. Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para, Gallimard/L'Arpenteur.

Paillettes micacées

"Disons qu'on a cinq ans, qu'on flâne dans la chaleur sirupeuse du soleil en contemplant d'un œil vague les paillettes micacées blanc d'argent qui parsèment les pavés, on se sent soudain assiégé par l'étrangeté : on comprend, pour la toute première fois, qu'on est vraiment en vie, et que le monde est réellement vrai ; et cette étrangeté se ramifie en rivière de questionnements". 

Cynthia Ozick, citée par Agnès Desarthe et Geneviève Brisac, dans

La double vie de Virginia Woolf, Points Seuil, 2004

 

Lessico Famigliare

"Nous sommes cinq frères et sœurs. Nous n'habitons pas la même ville, certains d'entre nous résident à l'étranger : et nous ne nous écrivons pas souvent. Il arrive, quand nous nous rencontrons, que nous nous montrions, les uns envers les autres, indifférents ou distraits. Mais il suffit, entre nous, d'un mot. Il suffit d'un mot, d'une phrase : une de ces phrases maintes fois entendues et répétées dans notre enfance. Il nous suffit de dire " Nous ne sommes pas venus à Bergame pour rigoler" ou " De quoi qu' ça pue l'acide sulfurique pour retrouver tout à coup nos anciens rapports, notre enfance et notre jeunesse, indissolublement liées à ces phrases, à ces paroles. 

L'une quelconque de ces phrases ou de ces paroles nous permettrait     de nous reconnaître dans l'obscurité d'une grotte, au milieu de     milliers et de milliers de personnes. Ces phrases sont notre latin     même, le vocabulaire de nos jours passés, elles sont comme les     hiéroglyphes des Égyptiens ou des Assyro-babyloniens, le témoignage     d'un noyau vital qui a cessé d'être mais survit dans les textes,     sauvés de la fureur des eaux et de la corrosion du temps.  Ces     phrases constituent le fondement de notre unité, un unité qui     subsistera jusqu'à notre mort, qui se recréera et ressuscitera dans     les endroits les plus divers de la terre quand l'un de nous dira :
-Illustre monsieur Lipmann, et que, sur le champ résonnera à notre     oreille la voix impatientée de mon père :
- Finissez-en avec cette histoire, je l'ai entendue des centaines de     fois".

Natalia Ginzburg. Les mots de la tribu. tr. Michèle Causse, carnets rouges Grasset. 

Lessico famigliare, Einaudi, 1966.