Le flou, le vague, le vide

"D'un côté, le précis et le net, de l'autre, l'imprécis, l'approximatif. Au domaine du clairement délimité, de l'objet qui se détache nettement sur un fond,  s'oppose l'empire du confus, de l'impossible à cerner. C'est en jouant sur toutes ces significations que le mot 'vague' trouve dans les œuvres de Flaubert une utilisation assez insistante : 23 occurrences dans Madame Bovary, et 23 également dans l’Éducation sentimentale. Mais l'idée de 'vague' serait incomplète sans que que nous rappelle son étymologie. Le vague (vaguus en latin classique), c'est aussi le vacuus, le vacant, la friche (terrain vague), l'espace inhabité, le 'rien' sur lequel Flaubert voulait précisément que repose son 'livre' idéal : le vide qui sépare les entités stellaires, l'étendue d'une dérive dans l'infini. A cette idée de vide s'associe également l'idée d'errance, avec, dans la langue de Dante, une association seconde entre imprécision et harmonie : vago, en italien évoque à la fois le vide, le fluide et la beauté du flou, ce qu'il y a de séduisant dans la mobilité et l'inconsistance d'une forme comme la silhouette d'une femme ou la palpitation d'un étoile". 

Pierre-Marc de Biasi. Flaubert, une manière spéciale de vivre. ch. 11, l'invention du flou (1857-1863). Grasset & Fasquelle, 2009.

 

L'inachevé

"Tout l'art consiste pour l'écrivain [ Flaubert ] à introduire le flou dans les images verbales : le flou n'est pas un déficit initial de la vision, c'est out au contraire ce qui se gagne par le travail de l'écriture, ce qui approfondit et élargit la représentation en la rendant fidèle au vide et à l'incertitude qui travers les choses. Il s'agit d'inachever le texte, au sens transitif et délibéré du terme. Le vague dans l'écriture, l'écrivain le construit lentement, page après page, en brisant méticuleusement les lignes trop nettes de l'évocation, en déconstruisant le dessin linéaire pur de ses propres références, en installant le vide des ellipses narratives par lesquelles le lecteur sera conduit à créer lui-même les médiations manquantes : bref, en remplaçant la figure d'une totalité narrative par le dispositif lacunaire et disjoint d'une œuvre traversée par le non finito. "

Pierre-Marc de Biasi. Flaubert, une manière spéciale de vivre. ch. 11, l'invention du flou (1857-1863). Grasset & Fasquelle, 2009.