Aller droit devant soi

Bruges, une lieue derrière lui, aurait pu être située dans un autre siècle ou dans une autre sphère. Il s'étonnait d'avoir consenti à s'emprisonner pendant près de six années dans l'hospice de Saint-Cosme. Il lui semblait presque avoir insulté aux infinies possibilités de l'existence en renonçant si longuement au monde grand ouvert. La démarche de l'esprit se frayant un chemin à l'envers des choses menait à coup sûr à des profondeurs sublimes mais rendait impossible l'exercice même qui consiste à être. Il avait trop longtemps aliéné le bonheur d'aller droit devant soi dans l'actualité du moment, laissant le fortuit redevenir son lot, ne sachant pas où il coucherait ce soir, ni comment dans huit jours, il gagnerait son pain. Le changement était une renaissance et presque une métempsycose. Le mouvement alterné des jambes suffisait à contenter l'âme. Ses yeux se bornaient sans plus à diriger sa marche, tout en jouissant de la belle verdeur de l'herbe. L'ouïe enregistrait avec satisfaction le hennissement d'un poulain galopant le long d'une haie vive ou l'insignifiant grincement d'une carriole. Une totale liberté naissait du départ.

Il approchait le bourg de Damme, l'ancien port de Bruges où naguère, avant l'ensablement de cette côte, abordaient les grands navires d'outre-mer.

...

Il s'arrêta sur la place pour acheter une miche. Les maisons bourgeoises entrebâillaient leurs portes. Une matrone rose et blanche sous sa pimpante cornette lâcha un barbet, qui s'éloigna gaiement, flairant l'herbe, avant d'aller se figer un instant dans l'attitude contrite des chiens qui se soulagent, pour reprendre ensuite ses bonds et ses jeux. Une bande d'enfants piailleurs allaient à l'école, gracieux et ronds comme des rouges-gorges dans leurs vifs habits. C'étaient pourtant les sujets du roi d'Espagne qui iraient un jour casser la tête à ces coquins de Français. Un chat passa rentrant au logis ; les pattes pendantes d'un oiseau lui sortaient de la gueule. Une bonne odeur de pâte et de graisse émanait de la boutique du rôtisseur, mêlée à l'odeur fade de la boucherie voisine ; la patronne rinçait à grande eau le seuil taché de sang. L'habituelle fourche patibulaire se dressait hors du bourg, sur un petit mamelon herbu mais le corps qui pendait là avait été si longtemps exposé à la pluie, au soleil et au vent qu'il avait presque acquis la douceur des vieilles choses à l'abandon, la brise jouait amicalement avec ses loques fanées. Une compagnie d'arbalétriers sortait pour tirer des grives; c'étaient de bons bourgeois réjouis qui se donnaient en causant des claques sur l'épaule ; chacun portait en bandoulière la sacoche qui contiendrait bientôt des parcelles de vie ayant un instant plus tôt chanté en plein ciel. Zénon pressa le pas. Il fut seul pendant un long moment sur une route qui serpentait entre deux pâtures. Le monde tout entier semblait composé de ciel pâle, et d'herbe verte, saturée de sève, bougeant sans cesse au ras du sol comme une onde. Un instant, il évoqua le concept alchimique de la viriditas, l'innocente percée de l'être poussant tranquillement à même la nature des choses, brin de vie à l'état pur, puis renonça à toute notion pour se livrer sans plus à la simplicité du matin.

 

Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir. Deuxième partie : la vie immobile; la promenade sur la dune.

L'oeil à la loupe

Un matin, au cours d'une de ses promenades d'herboriste, une occurrence insignifiante et presque grotesque le fit réfléchir ; elle eut sur lui un effet comparable à celui d'une révélation illuminant pour un dévot quelque saint mystère. Il était sorti de la ville au point du jour pour se rendre à l'orée des dunes, emportant avec lui une loupe qu'il avait fait construire sur ses spécifications  par un lunettier de Bruges, et qui lui servait à examiner de près les radicelles et les graines de plantes ramassées. Vers le midi, il s'endormit couché à plat ventre dans un creux du sable, la tête contre le bras, sa loupe tombée de sa main reposant sous lui sur une touffe sèche. Au réveil, il crut apercevoir contre son visage une bête extraordinairement mobile, insecte ou mollusque, qui bougeait dans l'ombre. Sa forme était sphérique, sa partie  centrale, d'un noir brillant et humide,s'entourait d'une zone de blanc rosâtre ou terne ; des poils frangés croissaient sur a périphérie, issus d'une sorte de molle carapace brune striée de crevasses et bossuée de boursoufflures; Une vie presque effrayante habitait cette chose fragile. En moins d'un instant, avant même que sa vision pût se formuler en pensée, il reconnut que ce qu'il voyait n'était autre que son œil reflété et grossi par la loupe, derrière laquelle l'herbe et le sable formaient un tain comme celui d'un miroir. Il es redressa tout songeur. Il s'était vu se voyant, échappant aux routines des perspectives habituelles , il avait regardé de tout près l’organe petit et énorme, proche et pourtant étranger, vif mais pourtant vulnérable, doué d’imparfaite et pourtant prodigieuse puissance, dont il dépendait pour voir l'univers. Il n'y avait rien de théorique à tirer de cette vision qui accrut bizarrement sa connaissance de soi, et en même temps sa notion des multiples objets qui composent ce soi. Comme l’œil de Dieu dans certaines estampes, cet œil humain devenait un symbole. L'important était de recueillir le peu qu'il filtrerait du monde avant qu'il fit nuit, d'en contrôler le témoignage et, s'il le pouvait, d'en rectifier les erreurs. En un sens, l’œil contrebalançant l'abîme.

Marguerite Yourcenar. L'Oeuvre au noir. Deuxième partie : la vie immobile ; l'abîme.