Que peut nous apprendre un anthropologue de la richesse et de la pauvreté ? Ces notions sont-elles universelles ? Les réalités qu’elles désignent affectent-elles le vivre-ensemble de la même manière dans toutes les sociétés humaines ?
Pour recueillir des éléments de réponse, nous avons rencontré Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France. Ses recherches de terrain portent sur les Jivaros Achuar d’Amazonie équatorienne, et il a notamment publié Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), où il interroge cette division classique, en montrant qu’il s’agit d’une invention de la pensée occidentale, et en cherchant comment la dépasser.
On croit généralement que riches et pauvres sont des conditions partout présentes. Est-ce vrai ?
Non, ce n’est pas vrai du tout ! Et pour une raison simple, mais qui a des conséquences importantes : ce qu’on nomme richesse n’a ni le même sens ni le même contenu selon qu’on parle de biens marchands ou non marchands. Dans notre système économique et social, ce sont les biens de subsistance et le capital productif qui constituent le modèle des richesses marchandes. En revanche, dans d’autres cultures, il existe, à côté des biens de subsistance, ce qu’on appelle des biens de prestige.
Comment se distinguent ces deux sortes de biens ?
Nourriture, vêtements, maison, tout ce qui est utile à la vie quotidienne constitue les biens de subsistance. Les biens de prestige, eux, servent à marquer la position sociale. Ils font l’objet de stratégies d’accumulation et compétitions parfois fort vives, mais ils circulent le plus souvent dans des circuits distincts de celui des biens de subsistance.
Ce principe général a jadis été mis en évidence, pour les cultures de la côte nord-ouest du Pacifique, par l’anthropologue américaine Cora DuBois. Peu importe que ces biens de prestige soient des parures, des plaques de cuivre, des coquillages ou même des cochons, comme en Nouvelle-Guinnée, l’important est qu’ils ne sont pas échangeables avec des biens de subsistance. Ces biens de prestige peuvent être largement distribués, de manière somptuaire, et cette prodigalité sert à marquer l’autorité et le statut de celui qui la pratique.
En quoi cela diffère-t-il de la richesse et de la pauvreté économiques, telles que nos sociétés les connaissent ?
Celui qui est dépourvu de biens de prestige est considéré comme un moins que rien, mais sa vie quotidienne est pratiquement semblable à celle de tout le monde, notamment de ceux qui détiennent le pouvoir. Nous avons du mal à imaginer cette situation. Pourtant, dans ces cultures, si le désir de distinction, de hiérarchie, de compétition sociale est d’une violence extrême, il n’aboutit jamais à ce que des gens se trouvent réduits à mourir de faim.
L’accumulation de biens de subsistance entre les mains de quelques-uns paraît inimaginable, contraire au flux de la vie, tout simplement. On se trouve donc face à des systèmes où l’on est très attentifs aux prérogatives, aux privilèges, aux positions mais où l’idée que des gens meurent de faim du fait de cette compétition est considérée comme une abomination.
Dans quelle mesure pourrait-on en tirer un enseignement applicable à nos sociétés ?
Je suis convaincu que les leçons historiques ou ethnographiques ne sont pas directement transposables à notre présent, puisqu’elles correspondent à des circonstances particulières et ne fonctionnent pas dans d’autres contextes. Cela n’empêche pas de réfléchir au fait que le présent mode de fonctionnement économique fondé sur le contrôle du capital productif par de petits groupes de détenteurs n’est évidemment pas le seul modèle disponible.
En ce sens, la réflexion sur le destin de notre système économique passe aussi par une meilleure connaissance des formes non marchandes d’économie, qui peuvent permettre d’imaginer d’autres systèmes possibles. D’ailleurs, des économistes comme Schumpeter et des historiens comme Polanyi en avaient bien conscience. Marx a aussi travaillé sur les formes de production précapitalistes pour tenter de comprendre comment elles s’étaient délitées, transformées progressivement pour aboutir au capitalisme.
Concrètement, et à très court terme, on devrait faire prendre conscience de ces évidences dans l’enseignement de l’économie dans le secondaire. Il est fondamental que l’on puisse enseigner une économie autrement que comme une sorte de naturalisation des systèmes productifs propres au capitalisme, ce qui est encore trop souvent le cas, malheureusement. Il existe une multitude de systèmes économiques. Ne pas faire l’impasse sur ces formes d’échange, de production et de consommation est important pour imaginer autre chose, et ne plus avoir le sentiment que le système dans lequel nous sommes est inéluctable.
Propos recueillis par Roger-Pol Droit. Le Monde. 3 décembre 2012