Formes non marchandes de l'économie

Que peut nous apprendre  un anthropologue de la richesse et de la pauvreté ? Ces notions sont-elles universelles ? Les réalités qu’elles désignent affectent-elles le vivre-ensemble de la même manière dans toutes les sociétés humaines ?

Pour recueillir des éléments de réponse, nous avons rencontré Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France. Ses recherches de terrain portent sur les Jivaros Achuar d’Amazonie équatorienne, et il a notamment publié Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), où il interroge cette division classique, en montrant qu’il s’agit d’une invention de la pensée occidentale, et en cherchant comment la dépasser.

On croit généralement que riches et pauvres sont des conditions partout présentes. Est-ce vrai ?

Non, ce n’est pas vrai du tout ! Et pour une raison simple, mais qui a des conséquences importantes : ce qu’on nomme richesse n’a ni le même sens ni le même contenu selon qu’on parle de biens marchands ou non marchands. Dans notre système économique et social, ce sont les biens de subsistance et le capital productif qui constituent le modèle des richesses marchandes. En revanche, dans d’autres cultures, il existe, à côté des biens de subsistance, ce qu’on appelle des biens de prestige.

Comment se distinguent ces deux sortes de biens ?

Nourriture, vêtements, maison, tout ce qui est utile à la vie quotidienne constitue les biens de subsistance. Les biens de prestige, eux, servent à marquer la position sociale. Ils font l’objet de stratégies d’accumulation et compétitions parfois fort vives, mais ils circulent le plus souvent dans des circuits distincts de celui des biens de subsistance.

Ce principe général a jadis été mis en évidence, pour les cultures de la côte nord-ouest du Pacifique, par l’anthropologue américaine Cora DuBois. Peu importe que ces biens de prestige soient des parures, des plaques de cuivre, des coquillages ou même des cochons, comme en Nouvelle-Guinnée, l’important est qu’ils ne sont pas échangeables avec des biens de subsistance. Ces biens de prestige peuvent être largement distribués, de manière somptuaire, et cette prodigalité sert à marquer l’autorité et le statut de celui qui la pratique.

En quoi cela diffère-t-il de la richesse et de la pauvreté économiques, telles que nos sociétés les connaissent ?

Celui qui est dépourvu de biens de prestige est considéré comme un moins que rien, mais sa vie quotidienne est pratiquement semblable à celle de tout le monde, notamment de ceux qui détiennent le pouvoir. Nous avons du mal à imaginer cette situation. Pourtant, dans ces cultures, si le désir de distinction, de hiérarchie, de compétition sociale est d’une violence extrême, il n’aboutit jamais à ce que des gens se trouvent réduits à mourir de faim.

L’accumulation de biens de subsistance entre les mains de quelques-uns paraît inimaginable, contraire au flux de la vie, tout simplement. On se trouve donc face à des systèmes où l’on est très attentifs aux prérogatives, aux privilèges, aux positions mais où l’idée que des gens meurent de faim du fait de cette compétition est considérée comme une abomination.

Dans quelle mesure pourrait-on en tirer un enseignement applicable à nos sociétés ?

Je suis convaincu que les leçons historiques ou ethnographiques ne sont pas directement transposables à notre présent, puisqu’elles correspondent à des circonstances particulières et ne fonctionnent pas dans d’autres contextes. Cela n’empêche pas de réfléchir au fait que le présent mode de fonctionnement économique fondé sur le contrôle du capital productif par de petits groupes de détenteurs n’est évidemment pas le seul modèle disponible.

En ce sens, la réflexion sur le destin de notre système économique passe aussi par une meilleure connaissance des formes non marchandes d’économie, qui peuvent permettre d’imaginer d’autres systèmes possibles. D’ailleurs, des économistes comme Schumpeter et des historiens comme Polanyi en avaient bien conscience. Marx a aussi travaillé sur les formes de production précapitalistes pour tenter de comprendre comment elles s’étaient délitées, transformées progressivement pour aboutir  au capitalisme.

Concrètement, et à très court terme, on devrait faire prendre  conscience de ces évidences dans l’enseignement de l’économie dans le secondaire. Il est fondamental que l’on puisse enseigner une économie autrement que comme une sorte de naturalisation des systèmes productifs propres au capitalisme, ce qui est encore trop souvent le cas, malheureusement. Il existe une multitude de systèmes économiques. Ne pas faire l’impasse sur ces formes d’échange, de production et de consommation est important pour imaginer autre chose, et ne plus avoir  le sentiment que le système dans lequel nous sommes est inéluctable.

 

Propos recueillis par Roger-Pol Droit. Le Monde. 3 décembre 2012

Saul Leiter (1923-2013)

“Seeing is a neglected enterprise,” Mr. Leiter often said.

Where other New York photographers of the period were apt to document the city’s elements discretely — streets, people, buildings — Mr. Leiter captured the almost indefinable spaces where all three intersect, many of them within a two-block radius of the East Village apartment in which he had lived since the early 1950s.

 

New York Times. Saul Leiter, Photographer Who Captured New York’s Palette, Dies at 89. 27 novembre 2013

L'"oeuvre" de Vivian Maier

En 1984, dans un passionnant essai intitulé « Landscape/View : Photography’s Discursive Spaces » [Paysage/Vue : les espaces discursifs de la photographie], Rosalind Krauss analysait les complexités (et les contradictions) soulevées par l’application à la production photographique de la notion de corpus ou d’« œuvre », chère à l’histoire de l’art, R. Krauss faisait notamment observer que les histoires de la photographie élaborées selon les modèles traditionnels de l’histoire de l’art s’appuyaient eux aussi sur les concepts d’auteur, d’intention, et postulent, en partie du moins, une certaine cohérence ou unité d’ensemble. À partir d’une photo choisie parmi les milliers prises par Eugène Atget, la critique remettait en question la validité de ces concepts s’agissant d’un œuvre aussi immense. « D’autres pratiques, d’autres pièces de l’archive fragilisent elles aussi le concept d’œuvre. Parmi elles, le corpus trop petit pour mériter le qualificatif ; ou encore celui d’une ampleur démesurée. Peut-on imaginer l’œuvre complet d’un artiste se résumant à une seule œuvre ? C’est ce que s’efforce de faire l’histoire de la photographie dans le cas d’August Salzmann, auteur d’un unique volume de photographies archéologiques (d’une grande beauté formelle), dont une partie a été prise par son assistant. À l’autre extrémité du spectre, peut-on imaginer un œuvre composé de dix mille œuvres ? ».

[...]

Inexorablement, les œuvres reproduites ou exposées jusqu’à présent ont été sélectionnées par leurs différents propriétaires ou parties prenantes (qui ont, le plus souvent, effectué elles-mêmes les tirages). On peut donc ici s’interroger sur la définition classique d’« œuvre », c’est-à-dire un corpus censé refléter les préférences, les choix et la « vision » présumée de l’artiste. Laissons de côté pour l’instant l’analyse des sujets choisis par V. Maier, ainsi que la définition élastique de « photographie de rue ». La question qui se pose ici concerne l’aspect des photographies tirées à partir des négatifs. C’est précisément celle soulevée par Joel Meyerowitz, l’un des doyens de la « photographie de rue », qui s’interrogeait sur les diverses manières dont on construit l’œuvre de V. Maier. Il n’y a bien entendu aucun moyen de savoir pourquoi l’artiste a choisi de tirer (ou de développer) telles images plutôt que telles autres, ou quel aspect auraient eu celles qui n’ont jamais été développées. En outre, dans certains cas, elle a recadré les images au tirage, des tirages réservés à son seul usage, comme la quasi-totalité de ses photographies. Elle préservait jalousement sa production, la seule exception à la règle étant la vente occasionnelle de clichés aux parents des enfants dont elle avait la charge.

 

Abigail Solomon Godeau. "L'invention de Vivian Maier". Magazine du Jeu de Paume. 16 septembre 2013 / Inventing Vivian Maier.

Liste de livres

Et après quelque espace de temps qu’il y eut demouré et fort bien estudié en tous les sept ars liberaulx, Il disoit que c’estoit une bonne ville pour vivre, mais non pas pour mourir : car les guenaulx de sainct Innocent se chauffoient le cul des ossemens des mors. Et trouva la librairie de sainct Victor fort magnifique, mesmement d’aulcuns livres qu’il y trouva, comme Bigua salutis, Bragueta iuris, Pantoufla decretorum, Malogranatum viciorum, Le Peloton de theologie, Le Vistempenard des prescheurs, composé par Pepin, La Couillebarine des preux, Les Hanebanes des evesques, Marmoretus de babouynis et cingis cum commento Dorbellis, Decretum universitatis Parisientis super gorgiasitate muliercularum ad placitum, L’apparition de saincte Gertrude à une nonain de Poissy estant en mal d’enfant, Ars honeste petandi in societate per M. Ortuinum, Le moustardier de penitence, Les Houseaulx, alias les bottes de patience, Formicarium artium, Le cabatz des notaires, Le pacquet de mariage, Le creziou de contemplation, Les faribolles de droict, L’aguillon de vin, L’esperon de fromaige, Decrotatorium scholarium, Tartarerus de modo cacandi, Bricot de differentiis soupparum, Le Culot de discipline, La savate de humilité, Le Tripiez de bon pensement, Le Chaudron de magnanimité, Les Hanicrochemens des confesseurs, Les Lunettes des romipetes, Maioris de modio faciendi boudinos, La cornemuse des prelatz, Beda de optimitate tripatum, Le Maschefain des advbocatz, Le Ravasseux des cas conscience, Sutoris adversus quendam qui vocaverat eum friponnatorem, et quod fripponatores non sunt damnati ab ecclesia, Cacatorium medicorum, Le Ramonneur d’astrologie, Le tyrepet des apotycaires, le Baisecul de chirurgie, Antidotarium anime. M. Coccaius de patria diabolorum, dont les aulcuns sont ià imprimez, et les aultres l’on imprime de present en ceste noble ville de Tubinge.

Rabelais. Les horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, filz du grand géant Gargantua Ch. VII

Die andere Heimat

Die Andere Heimat partly owes its existence to two incidents in Reitz's life. The first was a letter from a nurse in Porto Alegre, who told him that her boss had the same surname. Reitz's research revealed that the Brazilian doctor's family could be traced back to the same region of Germany he was born in.

Then, in 2008, his brother Guido died, and when Reitz went through his possessions he discovered that his sibling had spent years studying South American indigenous languages – without ever having left his home town in the Hunsrück. The new film tells the story of two brothers, Jakob and Hugo Simon, the younger of whom immerses himself in the rituals of Amazonian tribes.

 

 

"Die Andere Heimat: Edgar Reitz' s epic German drama gets a cinematic prequel". Philip Otterman. The Guardian. 1 octobre 2013.

 

 

Chapitres

 

 

Chapter iv. — The reader's neck brought into danger by a       description; his escape; and the great condescension of Miss Bridget       Allworthy.(Book I)

Chapter iv. — A little chapter, in which is contained a little       incident.    

Chapter v. — A very long chapter, containing a very great incident.(Book V)

Chapter xiv. — A most dreadful chapter indeed; and which few readers       ought to venture upon in an evening, especially when alone.(BookVII)

Chapter iii. — A very short chapter, in which however is a sun, a       moon, a star, and an angel.(Book XI)

Chapter v. — Containing some matters which may affect, and others       which may surprize, the reader.(Book XV)

Chapter vi. — In which the history is obliged to look back.(Book XVI)

Chapter x. — Wherein the history begins to draw towards a       conclusion.

Chapter xi. — The history draws nearer to a conclusion.    

Chapter xii. — Approaching still nearer to the end.    

Chapter xiii. — The Last.

(Book XVIII)

 

 

 

 

Henry Fielding. The History of Tom Jones, a Foundling.

Silences ciselés

A cette époque je commençai d'imaginer que parmi mes proches, dans leur indéniable double vie, quelque fait miraculeux pouvait se produire ; de sorte que toute la maison, déjà mystérieuse en soi, s'enrichit peu à peu de nouvelles énigmes. Les circonstances les plus normales - l'interdiction, par exemple, de parler à table, surtout quand mon oncle était là, le magnifique et taciturne frère de ma mère, autour de qui toute la maison gravitait comme autour d'un soleil noir - étendaient sur les heures et les rencontres un voile de prohibitions magiques.  Sur la table ovale et blanche, durant les soirées d'été passées au jardin, le silence prenait sa valeur réelle, qui est celle d'accumuler des puissances ; et quand mon oncle, souvent très fatigué par les nombreuses interventions chirurgicales qu'il avait pratiquées dans la journée, tombait dans une légère rêverie, que personne n'osait troubler, et que sa belle main, dont l'auriculaire était orné d'un serpent d'or aux yeux d'émeraude, se posait distraitement sur le vase de baccarat et laissait courir son doigt sur le bord en faisant naître un son subtil, pareil au gémissement d'un esprit prisonnier, la chère atmosphère de la maison se transformait en une sorte d'antre d'un magicien, le Mage du Latemar par exemple, levant sa lanterne vers les pâles visages de ses otages, était sur le point de prononcer un verdict de vie ou de mort - ce que mon oncle,  au fond, faisait plusieurs fois par jour -, mais moi seule percevais, dans ces silences exténués par le gémissement du cristal et ciselés par les reflets de la bague serpentine, d'impénétrables implications. Sur la table, les lueurs d'autres bagues faisaient répons : les quatre perles qui formaient sur l'annulaire de ma mère une sorte d'abeille lunaire, la tresse d'or de celle de mon père, qui brillait dans les longs crépuscules quand son crayon courait en silence sur les grandes pages des partitions, couvertes de signes noirs d'une autre langue, encore plus silencieuse et plus impénétrable.

 

Cristina Campo. La Noix d'or, tr. Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para, Gallimard/L'Arpenteur.

Butterfly aspect of the world

Virginia Woolf had a moonlit transparent beauty. She was extremely carved, with large thoughtful eyes that held no fore-shadowing of that tragic end which was a grief to everyone who had ever known her. To be in her company was delightful. She enjoyed each butterfly aspect of the world and of the moment, and would chase the lovely creatures, but without damaging the coloured dust of their wings. 

Edith Sitwell. Taken Care of. Hutchinson, 1965. 

Une table, une chaise

"Ma raison commençait à maîtriser mon abattement, et j'entrepris de me réconforter du mieux que je pus en dressant un bilan de mes fortunes et mes infortunes, afin de pouvoir me convaincre que mon cas n'était pas désespéré. Je notais donc de façon très impartiale, comme si j'inscrivais le crédit contre le débit, les avantage dont je jouissais en face des misères qui m’affligeaient.

[...] 

Après m'être persuadé que ma situation présentait quelques avantages, et avoir renoncé à scruter la mer dans l'attente d'un navire, je commençai à chercher à améliorer mon sort et à me rendre l'existence aussi douce que possible.  

J'ai déjà décrit mon habitation, une tente accotée au pied d'une paroi rocheuse, entourée d'une solide palissade de pieux et de câbles.  

[...] 

J'entrepris de me fabriquer les objets dont j'avais besoin, et en premier lieu une chaise et une table, sans lesquelles je ne pouvais jouir des quelques agréments que j'avais en ce monde. Ainsi, sans table, je ne pouvais avoir plaisir à écrire, manger, ou faire quantité de choses.  

 

Daniel Defoe. Robinson Crusoe,

tr. de François du Sorbier. Albin Michel, 2012. 

  I now began to consider seriously my condition, and the  circumstances I was reduced to; and I drew up the state of my  affairs in writing, not so much to leave them to any that were to  come after me-for I was likely to have but few heirs-as to  deliver my thoughts from daily poring over them, and afflicting my  mind; and as my reason began now to master my despondency, I began  to comfort myself as well as I could, and to set the good against  the evil, that I might have something to distinguish my case from  worse; and I stated very impartially, like debtor and creditor, the  comforts I enjoyed against the miseries I suffered.

Having now brought my mind a little to relish my condition, and  given over looking out to sea, to see if I could spy a ship-I  say, giving over these things, I begun to apply myself to arrange  my way of living, and to make things as easy to me as I could.

    I have already described my habitation, which was a tent under the  side of a rock, surrounded with a strong pale of posts and cables.

And now I began to apply myself to make such necessary things as I  found I most wanted, particularly a chair and a table; for without  these I was not able to enjoy the few comforts I had in the world;  I could not write or eat, or do several things, with so much  pleasure without a table: so I went to work

 

 

 

 

La double nostalgie

"On pourrait dire autrement la tension interne à la nostalgie, en s'aid ant des deux mots de l'allemand Heimweh et Sehnsucht, comme deux représentations de la philosophie, que l'histoire de la philosophie tout entière n'a finalement pas cessé de travailler.

D'un côté : Heimweh pour le désir du retour, une nostalgie fermée qui reboucle. 

[....] 

De l'autre côté : Sehnsucht pour une nostalgie ouverte, qui ne "re"-vient jamais sur elle-même ; l'infini indéfini de l'aiön linéaire, non identifiable, non mathémasibable, qui s'écoule mais ne cesse pas. La philosophie comme désir, romantique autant que lacanien, poursuit alors un objet indéterminé ou un idéal introuvable : das Sehnen nomme pour Fichte l'aspiration du Moi, tendance, besoin, gêne, vide "qui cherche à se combler et n'indique pas à partir de quoi". 

Ulysse l'aventurier, le nomade, citoyen du monde jusqu'en ses confins, chez lui partout et nulle part. 

Sans doute l'opposition est-elle trop simple pour se maintenir dans l'intelligence de la vie ou de la philosophie. Ce sont, comme l'onde et le corpuscule, deux manières de voir qui passent l'une dans l'autre.  

Deux Ulysse en un, comme saura le décrire Günther Anders : "Lorsque Ulysse séjournait chez Calypso, il devait être doublement vigilant. Il ne devait pas seulement veiller à garder Ithaque en son coeur, mais aussi à ne pas perdre la vision de ses errances." La nostalgie est, elle aussi, rusée et polytrope, aux mille tours.  

 

Barbara Cassin. La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Autrement 2013, pp. 58-60

 

 

Photographier la pluralité du monde

"Alex Webb est un photographe du désordre. Dans ses compositions, il montre souvent une juxtaposition d’individus ou un cumul de scènes simultanées. Il a ce talent rare de montrer combien le monde d’aujourd’hui est un chaos, un bordel, mais avec des images simples à lire.

Dans cette photo – les enfants jouant à La Havane – caractéristique de son style, on trouve une opposition entre un côté « sur le vif » et un aspect « ultracomposé » qui permet une lecture simple de cette image très complexe. On voit des bouts de personnages, des corps tordus, des chaussures déchirées, des vêtements sales et débraillés. On devine que ce sont des enfants jouant de façon libre et anarchique. On sent qu’il s’agit d’un reportage et que l’image n’a pas été mise en scène. Tout cela appuie l’idée d’une confusion et d’un amoncellement de corps, voilà pourquoi il y a du « vrai » et de la vie dans cette photo.

Tous les photographes et les cinéastes connaissent le syndrome de « l’image confuse », quand beaucoup de monde, plusieurs sujets ou de nombreuses actions parallèles se retrouvent dans le cadre. C’est alors assez facile de « perdre l’œil ». On voudrait montrer un entrelacs d’événements, une foule, une coexistence d’actions, mais en voulant trop dire, on perd le regard. On perd aussi le spectateur. On ne montre que du rien.

Alex Webb est un des rares photographes à relever ce défi : parler du chaos en l’organisant. Une ville, une foule, une rue agitée offrent forcément une collection de gens disparates et métissés, d’actes hétéroclites et d’architectures hétérogènes. Comment fabriquer une image qui se tient en combinant ces éléments éclatés ? La couleur, ou plutôt l’agencement des couleurs, est un des éléments essentiels de son langage visuel.  Dans l'image de ce couple cubain photographié dans le Barrio Chino, à La Havane,  on distingue deux sortes de bleu, trois verts et deux rouges. Ces couleurs s’accordent grâce aux différents gris qui les relient entre elles, et ces juxtapositions soulignent le fait qu’il existe plusieurs plans. Le premier plan, avec les jambes pendantes, crée un hors-champ important. Tout au fond de l’image, en second plan, on voit le couple se tenant à l’angle des murs. Et puis, entre les deux, ces curieux dessins de Chinois créent un troisième plan.

Si toutes ces choses tiennent ensemble, c’est précisément parce qu’elles ne vont pas ensemble. Selon moi, le talent et l’originalité de Webb s’expriment ici. Son sujet de prédilection est l’incohérence et la pluralité du monde. Son langage consiste à intégrer la digression, de façon permanente, comme un élément liant."

 

"Dans l'oeil de Cedric Kaplisch : Axel Webb, les couleurs du chaos",

par Amaury da Cunha.  Le Monde, 17 août 2013. 

 

Fines bouteilles et vieilles auberges

James Bond was not a gourmet. In England he lived on grilled soles, oeufs cocotte and cold roast beef with potato salad. But travelling abroad, generally  by himself, meals were a welcome break in the day, something to look forward to, something to break the tension of fast driving, with its risks taken or avoided, the narrow squeaks, the permanent background of concern for the fitness of his machine. In fact, at this moment, after covering a long stretch from the Italien frontier at Ventimiglia in a comfortable three days (God knew there was no reason to hurry back to Headquarters !), he was fed to the teech with the sucker-traps for gourmandizing tourists "The Hostelleries", the "Vieilles Auberges", the "Relais Fleuris" - he had had the lot. He had had their "Bonnes Tables", and their "Fines Bouteilles". He had had their "Specialités du Chef" - generally a rich sauce of cream and wine and a few button mushrooms concealing poor quality meat or fish. He had had the whole lipsmacking, he had had quite enough of the Bisodol that went with it. 

 

Ian Fleming, On her Majesty's Secret Service. 1963

 

Souvenir non vécu du goût

"Je n'étais pas prédestiné à la pâtisserie. J'ai grandi dans les Vosges, avec huit frères et sœurs. J'ai eu une enfance très dure, des parents buveurs et violents. La cuisine était la dernière de nos préoccupations et on ne prenait pas de goûter. Mais tous les jours, je rêvais de flans, d'éclairs, de tartes au citron acidulées, comme autant de havres de paix et de douceur inatteignables. Je voulais posséder tous ces gâteaux que je voyais dans les vitrines embuées des boulangeries. Je ne les avais jamais goûtés, mais, curieusement, je savais le goût qu'ils avaient, ou plutôt, qu'ils devraient avoir  Envers et contre tout, malgré mon enfance pourrie, gâchée, j'ai réussi à sauver la part d'enfant en moi, pour recréer ces rêves.

Le flan, je n'en ai jamais mangé d'autre que le mien. Mais je l'ai toujours imaginé. Gamin, je me souviens observer des gens à l'arrêt du bus croquant dans un flan. Il y avait d'abord un crac, puis le moelleux fondant, je savais comment cela devait être. La tarte au citron, c'est encore un autre parcours. J'en ai mangé une fois, dans un resto. C'était mauvais. Je me suis d'abord dit, à quoi bon faire ça ? Et puis je me suis demandé comment le faire bien... Cela devait forcément pouvoir être bon, j'avais un souvenir "non vécu" de son goût. Ma mémoire fantasmée est ma mesure à moi."

Propos de Jacques Genin recueillis par Camille Labro pour M, le magazine du Monde, 7 juin 2013

 

Loose change

"As Lethbridge explains, the power to command a domestic staff enabled employers to gratify eccentric whims, pursue strange obsessions, or simply behave in a monstously selfish fashion. The cooking, dusting, cleaning and polishing were essential tasks, but overlaid by an accumulation of ritual and fetish that verged on the pathological. “Among the duties of lady’s maids”, Lethbridge writes, “was the nightly washing of their employer’s loose change, the coins having been handled by who knows how many undesirables before it made its way into her purse”. The Duke of Portland insisted that at all times a chicken should be turning on a spit in the kitchen, in case he became peckish. At Beech Hill Park in Epping Forest, “there was a hall entirely covered in mosaic that had to be washed with milk by hand every week by five maids; yet there was no telephone in Beech Hill and it was lit entirely by candles until the late 1940s”. This attachment to a labour-intensive culture, Lethbridge argues, helps to explain the resistance of the British to labour-saving devices. So long as there were maids to light the fire, why put in electricity or central heating?"

Recension de Servants, A downstairs view of twentieth-century Britain de Lucy Lethbridge (Bloomsbury, 2013) par Paul Addison dans le TLS du 8 mai 2013.

 

Activité au repos

L'activité au repos du réseau par défaut (RD) présente la particularité de diminuer dès lors que le sujet réalise n'importe quelle tâche cognitive. Autrement dit, le RD se "désengage" lorsque le sujet réalise une action avec un objectif spécifique, tandis que l'activité des réseaux liés à une tâche diminue. Les activités de ces réseaux et celle du RD sont "anticorrélées", variant en sens inverse.

Le RD serait associé à des activités mentales d'introspection, de référence à soi. Il serait également lié à la capacité de construire des simulations mentales basées sur des souvenirs autobiographiques, les expériences présentes, mais également sur des projections dans le futur. "Cette projection de soi par anticipation serait un élément-clé de l'activité cérébrale au repos. Le RD interviendrait dans l'élaboration de scénarios mentaux visant à imaginer ou planifier le futur, comme lorsqu'on se voit déjà se prélasser sur une plage en pensant à ses prochaines vacances d'été. Le RD pourrait également être requis lorsqu'on imagine des situations alternatives, qu'elles soient réalistes ou fantaisistes", déclare Gaël Chételat, directrice de recherche au CHU de Caen.

De même, l'activité du RD serait sollicitée pour notre capacité à comprendre les états mentaux d'autrui. Autrement dit, à voyager dans la tête des autres. Enfin, l'activité de régions-clés du RD apparaît corrélée à la fréquence des rêveries diurnes, ces moments durant lesquels on se perd dans ses pensées.

Selon le professeur Andreas Kleinschmidt, neurologue aux Hôpitaux universitaires de Genève, notre cerveau passerait son temps au repos à évaluer de nombreuses hypothèses concernant une situation qui pourrait se  produire dans le futur. "Il s'agit d'un processus dynamique et évolutif, qui n'arrête pas de tourner. Selon nous, le cerveau cherche constamment à rétablir un équilibre entre les mondes intérieur et extérieur, ce qui sous-entend qu'il nous permet d'éviter les mauvaises surprises en faisant des hypothèses sur l'avenir".

Ainsi, poursuit-il, "lorsque nous sommes au volant de notre voiture, notre cerveau n'arrête pas de mettre à jour des spéculations qui nous préparent à nombre de situations qui pourraient se produire", comme anticiper que la voiture qui nous précède tombe brusquement en panne ou qu'un animal traverse subitement la route. Si cela devait se produire en réalité, nous serions à même de réagir rapidement.

Pour le professeur Maurizio Corbetta, de la Washington University School of Medicine, "cette activité spontanée est une façon de garder opérationnels des processus qui peuvent servir. Cela prend moins d'énergie et cela va plus vite de garder un ordinateur avec tous ses programmes en mode veille, mais actifs, que de le rallumer à chaque fois quand vous faites quelque chose".

"Que fait le cerveau quand il ne fait rien ?". Marc Gozlan. Le Monde, 21 mars 2013

 

Cristal

"Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas arbitrairement, il se casse alors suivant ses plans de clivage, en des morceaux dont la délimitation, bien qu'invisible, était cependant déterminée à l'avance par la structure du cristal. De telles structures fissurées et éclatées, c'est aussi ce que sont les malades mentaux."

Freud. Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse, PUF, Quadrige, 2010, p.60

 

Roues de l'être

"Il n'avait pas envie de pleurer  - ne s'était jamais de sa vie moins senti envie de pleurer - quand tout à coup des larmes faciles et bêtes ruisselèrent le long de son nez, et il sentit avec un déclenchement presque perceptible les roues de son être s'emboîter de nouveau sur le monde extérieur. Les choses qui, un instant auparavant, traversaient le globe de ses yeux sans rien signifier reprirent des proportions convenables. Les routes étaient faites pour y marcher, les maisons pour y vivre, le bétail pour être mené, le sol pour être cultivé et les hommes et les femmes pour leur parler. Ils étaient tous réels et bien vivants - solidement plantés sur leurs pieds - parfaitement intelligibles - argile de son argile, ni pus ni moins. Il se secoua comme un chien a qui a une puce à l'oreille, et s'en alla errer au-delà de la barrière."

Kipling, Kim, ch. XV (ed. folio, trad. Louis Fabulet et Charles Fountaine Walker)

"He did not want to cry—had never felt less like crying in his life—but of a sudden easy, stupid tears trickled down his nose, and with an almost audible click he felt the wheels of his being lock up anew on the world without.  Things that rode meaningless on the eyeball an instant before slid into proper proportion.  Roads were meant to be walked upon, houses to be lived in, cattle to be driven, fields to be tilled, and men and women to be talked to.  They were all real and true—solidly planted upon the feet—perfectly comprehensible—clay of his clay, neither more nor less.  He shook himself like a dog with a flea in his ear, and rambled out of the gate."

 

Cerisiers en fleurs

Tamasaburo ne décide pas seul. Le mois suivant, il se rend à Tokyo pour négocier les conditions avec la Shochiku. Elles seront drastiques. Techniques, d'abord. Instruments, costumes, mais aussi la plupart des décors doivent être transportés du Japon. "Ses exigences de perfection sont telles qu'il était impossible de lui offrir un plancher satisfaisant : il fallait un son, une élasticité, une sensation particulière", se rappelle Jean-Luc Choplin. Les Japonais laisseront les ateliers du Châtelet produire quelques toiles peintes ou encore une grande cloche de métal. Mais pas les fleurs de cerisier en papier. "La trajectoire quand elles tombent de l'arbre est trop importante, on ne pouvait pas prendre de risque", précise Mio Teycheney-Takashiro.

"Ce qu'il en coûte de faire venir un demi-dieu à Paris" par Nathaniel Herzberg. Le Monde, 7 février 2013. A  propos du Pavillon aux pivoines, mis en scène et interprété par Tamasaburo Bando.