Revues, journaux autour d'une tasse de café

Pour comprendre, cela, on doit savoir que les cafés à Vienne, constituent une institution d'un genre particulier, qui ne peut se comparer à aucune autre a monde. Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d'une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues. Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l'Empire allemand, les français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d'art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi, nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main : nos étions informés de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions  les critiques de tous les journaux ; rien n'a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l'orientation internationale de l'Autrichien que cette facilité qu'il avait de se repérer aussi complètement, au café, dans les événements mondiaux, tout en discutant dans un cercle d'amis. Chaque jour, nous y passions des heures et rien ne nous échappait. Car grâce au caractère collectif de nos intérêts, nous suivions l'orbis pictus des événements artistiques non pas avec une paire mais avec dix ou vingt paires d'yeux.

[... ]

 

Je racontais  un jour à mon ami vénéré Paul Valéry à quel point était ancienne ma conscience de son œuvre littéraire, que trente ans auparavant j'avais lu et aimé des vers de lui. Valéry se mit à rire avec bonhomie : "N'essayez pas de m'en faire accroire, mon cher ami ! Mes poèmes n'ont paru qu'en 1916." Mais ensuite, il fut bien surpris quand je lui décrivis très exactement et le format et la couleur de la petite revue littéraire où nous avions découvert,en 1898, à Vienne, ses premiers vers.

 

 

Stefan Zweig. Le Monde d'hier. [Die Welt von Gestern].  tr. de Serge Niémetz. Belfond