Ceux qui ont vu l'exposition L'impressionnisme et la mode
à Orsay en savent déjà les évidents défauts : conception platissime de
la peinture considérée comme simple illustration (il y a même une robe
sortie du tableau, littéralement), effets de mise en scène grotesques
dus à Robert Carsen (chants d'oiseaux et pelouse synthétique pour la
section "Mode de plein air" ; alignement de chaises de défilés au nom
des femmes de peintres célèbres). Philippe Dagen dit cela très bien ici.
Toutefois, je dois l'avouer, j'y ai ressenti le plaisir facile que l'on
éprouve à la vision d'un mauvais film en costumes historiques.
Et puis, caché dans les vitrines de la
première salle, parmi les journaux de mode dont on décrit le plein
essor, il y a un sublime ovni : La Dernière mode, gazette du monde et de la famille que
rien ne distingue en apparence des autres titres sinon sa couverture
bleue et un papier un peu plus épais. Cette gazette est l’œuvre, de A à
Z, du poète Stéphane Mallarmé qui sous divers pseudonymes (dont le
plus délicieux, Miss Satin) l'a alimentée pendant sept parutions de
septembre à décembre 1874 : descriptions de lithographies de mode,
patrons, chroniques de la mode et de la vie parisienne - théâtres,
livres, beaux-arts, menus et recettes ( même un sirop pour guérir le
rhume), conseils pour l'éducation, conseils de tapissier-décorateur,
correspondance avec les abonnées.
On n'entrera pas dans les querelles que suscite la caractère inclassable de cette entreprise chez les érudits mallarméens, on se contentera d'en donner de larges extraits à partir des Écrits sur l'art de Mallarmé que Michel Draguet a rassemblés chez Garnier Flammarion (les sept numéros de La Dernière mode y figurent in extenso).
Le Papillon emblème ? Non, parure.
"Ce cachet, il lui sera donné surtout
par une nouvelle complétant les informations qui précèdent : c'est, quoi
? l'annonce d'un emblématique Papillon qui, vaste, superbe, taillé dans
les tissus légers et délicieux, élèvera son vol immobile à hauteur,
Mesdames, de l'une ou l'autre de vos joues, remplaçant par son caprice
la fraise historique de ces dernières années. Vos frisures feront tomber
leurs anneaux dans l'intervalle des deux ailes. Brillante imagination,
n'est ce pas ? qui rappelle les métamorphoses mêlant à des gazes
d'insectes un visage de femme dans les albums anciens de Grandville :
non, elle appartient au génie de ce magicien extraordinaire, lui, aussi,
mais autrement qu'en vignettes, ordonnateur de la fête sublime et
quotidienne de Paris, de Vienne, de Londres et de Petersbourg, le grand
Worth."
Les gares
"Tels sont nos plaisirs ressuscités ;
outre la chasse lointaine, il est des citadins rebelles encore à tout
projet de retour : plus que ceux que retient la grande vie de château
ceux-là qui errent simplement pour ne pas rentrer. Voyager ! Il leur
faut cela après la plage avant la rue. Signalons, rapidement et au
hasard, deux ou trois à peine de ces beaux voyages, faits dans les
brumes et les riches feuillages d'octobre : mais sans avoir la
prétention, à cause de notre peu de place, de les indiquer tous ou
presque tous.
Billets d'aller et de retour pour la Forêt de Fontainebleau"
Chronique de Paris
"Mille secrets (histoire volage d'une
soirée) trouveront ici, avant de se confondre dans l'éclat de
l'orchestre, un écho ; listes de danseurs perdues avec les fleurs
effeuillées, programme de concert ou carte des dîneurs composent,
certes, une littérature particulière, ayant en soi l'immortalité d'une
semaine ou deux."
Étoffes de la saison
"A cette question des tissus va se
joindre la préoccupation de couleurs. La nuance la plus en vogue
toujours pour le dehors, sera le havane teinté appelée hier cachou et ce
matin gyzèle : nous aurons ainsi (mêlant des teintes connues à quelques
autres tout à fait neuves) les vert paon, bleu grenat, lie de vin,
suresne, régina, loutre, gris de fer, gris ardoise, gris mode, écru et
autres désignant les mêmes tons sous de vaines appellations.
Ne cédons pas à la tentation frivole de les énumérer;
Les Étoffes pour Costumes habillés: Lyon
nous offre ses fayes et ses failles, ses poults-de-soie, ses satins,
ses velours à nuls autres pareils, ses gazes et ses tulles, ses crêpes
de Chine acclimatés par une fabrication qui, un jour, les exportera au
pays même du thé ; enfin, les tissus lamés d'or et d'argent, goût
somptueux, magnifique, ressuscités de jadis.
Mais la plus exquise des innovations,
familière et suave, celle appelée, je le dis ! à régner plus qu'une
saison, c'est les Cachemires de nuance claire devenus (mieux que les
failles et les poults-de-soie) Toilettes du soir ; ceux roses et rose
thé, bleus et bleu de ciel, les maïs, les réséda, les myosotis, les
crème et gris clair de lune. "
Toilettes de bal : vaporeuses mais très ajustées, avec un exemple
"Quant aux caractères particuliers qui
semblent s'imposer au début de l'hiver, dépourvu encore des grandes
réunions de plaisr sauf dans l'arrière-saison châtelaine ou dans la
prime fleur des régions officielles voici (ce que, du moins, j'ai sais,
un peu sur nous, un peu chez les autres, beaucoup près des grandes
couturières ou de leurs rivaux les couturiers) :
Article premier et unique
Si les tissus classiques de bal se
plaisent en nous envelopper d'un brume envolée et faite de toutes les
blancheurs, la robe elle-même, au contraire, corsage et jupe, moule plus
que jamais la personne : opposition délicieuse et savante entre le
vague et ce qui doit s'accuser.
Exemple de cette règle, qui vient de
trop absolues souveraines de la Mode, pour n'être pas suivie tantôt par
mille sujettes ravies, c'est : corsage ajusté de haut en bas, prenant
les hanches et jupe plate devant, celui-ci venant brider celle là à
mi-corps, puis écharpe ; l'Europe n'a-t-elle pas appris ce goût nouveau
de l'Orient ?
A l'article unique ou tout au moins
premier qu'il faut écrire, afin de le méditer, sur le carnet de nacre et
effacer, avec les derniers noms des danseurs restés de l'autre année,
seulement dans l'après-midi d'avant le bal : je joins deux détails ou
trois, parfois divers, jamais contradictoires".
Gazette de la fashion (où même les errata sont beaux, rappelant Les Loisirs de la poste)
"Très important à rappeler à nos
Lectrices, que dis-je ? à leur indiquer pour la première fois (car
l'autre jour deux chiffres sur trois tout à fait erronés ses sont
glissés dans les quelques lignes consacrées ici aux Corsets élégants) est l'atelier nouveau de Madame Gilbert : c'est bien la rue du Bac, mais 106 ( et non 187) qu'il faut écrire sur l'adresse des commandes envoyées la veille à l'habile et gracieuse corsetière."
Et puis, pour finir, parmi les Conseils sur l'éducation, la recommandation de La Petite grammaire française de M. Brachet
"Exempte de toute abstraite aridité pour
l'esprit délicat et logique de l'enfant, il vous montre, à vous, qu'une
langue, loin de livrer au hasard sa formation, est composée à l'égal
d'un merveilleux ouvrage de broderie ou de dentelle : pas un fil de
l'idée qui se perde, celui-ci se cache mais pour reparaître un peu plus
loin uni à celui-là ; tous s'assemblent en un dessin, complexe ou
simple, idéal, et une retient à jamais la mémoire, non ! l'instinct
d'harmonie que, grand ou jeune, on a en soi."