Mettre les mots sur les images

Philippe Apeloig.

Chicago, naissance d'une métropole, 1877-1922
Affiche, 100 x 150 cm
1987

apeloig+prep chicago.jpg
 

A l'exposition que les Arts décoratifs consacre à  Philippe Apeloig, on admire d'autant plus l'affiche qu'il a élaborée pour le Musée d'Orsay en 1987 quand on est confronté aux préparatifs qu'elle a nécessités.  A une époque où les logiciels de graphisme n'existaient pas encore, positionner et incurver un mot sur une image exigeait des heures d'ingénieuse manipulation alors que quelques minutes suffisent aujourd'hui.
 

La mise en scène du nom propre

Sacs de farine, collections du Musée alsacien, Strasbourg

Composition de décès, Musée alsacien, Strasbourg

Sacs de farine, Musée alsacien, Strasbourg

Composition d'anniversaire de mariage, Musée alsacien, Strasbourg

Compositions en fraktur mêlées de versets bibliques  (lettre de baptême au canivet, avis de décès, célébration d'anniversaire de mariage)  ou simples appositions sur des sacs de farine.

Lettre de baptême, Musée alsacien Strasbourg

La liste rouge

Des images de mises en scène de théâtre du début du XXe siècle à nos jours tournant autour du ciel et de la nuit, des murs et des miroirs, ou encore des forêts et des arbres : vous les trouverez  sur The Red List.  Ce site réjouissant établit sous forme de listes une classification systématique des arts visuels par genres - beaux-arts, film, photographie, scénographie, graphisme, architecture, mode -  et thèmes,  en posant des repères chronologiques forts empruntés à l'histoire de l'esthétique ou plus simplement bornés par les siècles, et en citant sources et auteurs (un scrupule quasiment tombé en désuétude avec Pinterest ou Tumblr). Ici, il est question non pas d'épingler de jolies images dans un ordre propre à chacun mais de partager un ordonnancement objectif, source de clarté et de lisibilité. L'entreprise en est à ses débuts, sous-tendue par un énorme travail, et réserve d'ores et déjà de bien belles surprises, appelées à se multiplier grâce aux contributions mêmes de ses utilisateurs et à l'ardeur de ses instigateurs.

Arbres généalogiques

Maissa Tulet

Maïssa Toulet

Maïssa Toulet

 

Avec son art consommé d'user des pratiques muséologiques et des méthodes de classement scientifiques,  Maïssa Toulet crée avec ses arbres généalogiques de violentes circulations de sens.  L'herbier - ce sont de véritables végétaux séchés qui représentent les diverses ramifications -   tire la famille du coté du naturel, du biologique et semble renforcer  l'aspect consensuel de la présentation généalogique  (mythologie des liens du sang qui fédèrent une multitude d' individus autour d'une origine commune) tandis que les qualificatifs accolés au prénom de chaque membre en lieu et place de ses dates de naissance et de mort agissent comme des dynamiteurs de l'unité familiale, révélant tares, conflits, haines recuites et lourds secrets. 

Regardez de plus près ces adjectifs, adverbes et noms au caractère hybride et ressentez  cette  jubilation poétique et grinçante de la langue que Maïssa aime à faire surgir de  vieux traités de psychologie populaire et d'autres matériaux imprimés du siècle dernier connues d'elle seule.

 

 

Quelques arbres sont d'ores et déjà en vente aux Mauvaises Graines, 25 rue Custine, 75018 Paris,  ; plusieurs autres seront à découvrir à la boutique éphémère de Noël du Pan Piper, 4 impasse Lamier, dans le XIe, les 23 et 24 novembre prochains.

Construire un palais de la mémoire

Plan d'un palais appartenant à la famille Gaddi, à Florence, vers 1560, musée des offices

Francesca Woodman, Angel Series, Rome, 1997, Tate

Cecil Beaton, Carmen, années 30

Edward Gorey, Wallpaper

Eliott Erwitt, Venise, 1965

 

Figurez-vous que vous vivez dans une société sans imprimerie ni papier : comment vous souvenir d'une liste de centaines de personnes ? Comment vous souvenir d'un discours que vous prononceriez pendant une heure ? comment vous souvenir de poèmes que vous auriez seulement entendus ? En les apprenant par cœur, me direz-vous. Certes, mais sans le support de l'écriture, sans le texte imprimé sur lequel revenir, la chose n'est pas aisée, il faut l'admettre. Pourtant, les textes antiques rapportent mille et une anecdotes sur des mémoires phénoménales :  Sénèque le rhéteur pouvait répéter deux milles mots dans l'ordre dans lequel on les lui avait donnés, Cyrus connaissait le nom de tous ses soldats,  Lucius Scipion celui de tous les gens de Rome, Saint-Augustin cite le cas de l'un de ses amis, Simplicius, qui pouvait réciter Virigile à l'envers.

Alors que nous comptons sur des supports extérieurs (un agenda, un carnet de notes, un smartphone, un ordinateur, nos livres) pour nous souvenir, les gens de l'Antiquité devaient faire subir un entraînement d'athlète olympique à leur propre mémoire. Plus encore, ils pratiquaient cette discipline de la mémoire comme un art que Frances A. Yates a étudié dans un ouvrage fondateur, L'art de la mémoire (Gallimard, bibliothèque des histoires, 1975, tr. Daniel Arasse - les citations qui suivent sont issues de son livre)

Cette mémoire artificielle consistait en une sorte d'écriture intérieure extrêmement structurée reposant sur la construction de lieux auxquels il s'agissait d'associer mentalement des images.

"Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu'on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu'on y trace", explique Ciceron dans De oratore.

Ainsi fallait-il se figurer un lieu familier ou fictif, comme une maison ou un bâtiment public, de préférence désert et solitaire, bien éclairé, et le parcourir en pensée dans un ordre précis, pièce par pièce, salle par salle, en ayant très présent à l'esprit chaque colonne, niche, angle, couloir, porte, etc. Il fallait ensuite placer dans ces diverses parties, à intervalle régulier, des images que l'on associait à tel mot, telle idée d'un discours à apprendre, d'une liste à retenir, d'un livre à se remémorer. Mais des images fortes, très précises, à même de stimuler vivement la mémoire.


Voici ce qu'expose Ad Herrenium,  le traité phare de l'art de mémoire, écrit par un maître de rhétorique romain inconnu, vers 86-82 avant JC.

"Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues ni actives (imagines agentes) ; si nous  leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous enlaidissons  d'une façon ou d'une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l'aspect soit le plus frappant ; ou encore si nous donnons un effet comique à nos images. Car cela aussi nous garantira plus de facilité à nous les rappeler. Ce que nous nous rappelons facilement quand c'est réel, nous nous le rappelons aussi facilement quand c'est fictif. Mais une condition est essentielle : il faut régulièrement parcourir en esprit tous les lieux originaux pour raviver les images."


Ainsi devait-on disposer de centaines et de centaines de lieux réels et inventés, des trajets aussi comme une promenade dans une ville ou un voyage. Frances Yates, étudiant les diverses formes prises par l'art de la mémoire au Moyen-Age , cite Le Phoenix sive artificioa memoria de Pierre de Ravenne, manuel de mémoire le plus universellement réputé au XVe siècle, où l'auteur indique comment il fabrique des lieux au cours de ses voyages : monastères et églises lui servent à fixer histoires, légendes, sermons de carême et droit canon. Pour dérouler le fil d'un discours, prononcer une plaidoirie, réciter un livre,  il suffisait de reparcourir en pensée ces lieux ou ces trajets et de visualiser  les images choisies pour susciter le souvenir des idées à exposer.

Joshua Foer dans son très amusant livre de vulgarisation scientifique, Moonwalking with Einstein, The Art and Science of Remembering Everything (récemment traduit en français) revient sur ces arts de la mémoire, encore utilisés par les athlètes mentaux que sont les participants aux championnats de la mémoire où il s'agit de se souvenir de jeux de cartes dans l'ordre de leur désordre en moins de tant de secondes ou de citer le plus de décimales de pi. Il évoque l'exercice simple de construction d'un palais de la mémoire que lui donne un de ces champions : se souvenir dans l'ordre d'une liste de quinze objets ou choses à faire. Et pour cela, il lui conseille de suivre la méthode d'Ad Herrenium : choisir un lieu familier - en l'occurrence, sa maison d'enfance -  et placer dans chaque pièce ou recoin une image forte à associer à l'objet ou la chose à faire, autrement dit multiplier les effets stimulants qu'ont sur la mémorisation  la topographie et  la visualisation.  Pour le cottage cheese, cela donne Claudia Schiffer dans une baignoire de fromage blanc, pour le saumon, un saumon bien puant coincé sous les cordes du piano dans le salon et pour "envoyer un mail à Sophia", il lui propose d'imaginer Sophia Loren sur les genoux d'un transsexuel (she-male/mail) en train de taper  sur son ordinateur. Vous pouvez écouter Joshua Foer expliquer (sous-titres français) tout cela ici. Il conclut sur l'importance de se souvenir de se souvenir, un leitmotiv qui parcourt son livre, spécialement dans cette belle page où l'un de ses interlocuteurs lui explique que l'un des meilleurs moyens pour lutter contre la sensation du temps qui passe trop vite est d'exercer notre esprit à élaborer des souvenirs très précis.

Amusons-nous donc à construire nos propres palais de la mémoire. Remplissons les de toutes sortes de belles choses et de beaux moments dont nous aimerions nous souvenir et plaisons nous à les parcourir aussi souvent que possible.

 

 

Bureau de Diana Vreeland, New York, 1965

photo de James Karales  via 200%

 

Un portrait de la Callas, des ours blancs et bruns, des astronautes, des estampes japonaises de dames de cour aux kimonos flottants, la comtesse de Castiglione par Pierson, des photos d'Audrey Hepburn, le sphynx de Gizeh, des gravures de sultans turcs de la Renaissance, Noureev, une reproduction du portrait d'Agnes Sorel par Fouquet,  des citations comme des devises, une constellation d'attitudes, de silhouettes, d'expressions, de postures, de regards,  épinglés par Diana Vreeland dans son bureau de Vogue, pris ici en photo par James Karales en 1965. Une curieuse ressemblance avec le dispositif du Mnemosyne-Atlas de Warburg.

 

 

The Girl Chewing Gum

 

Au BAL, dans la première salle de la retrospective consacrée à Chris Killip, What Happened, une citation de Diane Arbus

« Si vous observez la réalité d'assez près, si d'une façon ou d'une autre vous la découvrez vraiment, la réalité devient fantastique. »

happe le visiteur vers une petite salle obscure où il découvre les images d'un coin de rue filmée en noir et blanc. Une voix masculine donne des directives : "Faites reculer la remorque vers la gauche", "Je veux que la fillette traverse en courant. Maintenant", "Dépêchez-vous". Elle semble diriger le moindre des mouvements visibles : d'un imperceptible sourire à la main qui porte la cigarette à la bouche. Un documentaire sur un tournage de film dans le Londres des années 70, se dit-on  - on voit des bus passer et les gens sont vêtus de pattes d'eph.

Au bout de quelques minutes, quelque chose fait qu' il devient évident que cette voix a été plaquée a posteriori sur les faits et gestes des passants. On  sourit de ce jeu sur la toute puissance du langage, capable de soumettre le réel à la volonté du commentateur.

Le jeu ne s'arrête pas là. Progressivement, l'impératif glisse vers une plate énumération : "garçon, voiture, van, mère tenant fermement la main de ses garçons". Puis, le commentaire jusque là neutre introduit l'idée de causalité dans les actions en train de se faire : un tel rentre chez lui, tel autre va à la banque. Et très vite la machine s'emballe jusqu'à l'absurde, s'engouffrant dans l'écart ténu entre la réalité et la fiction. Je vous laisse découvrir comment en regardant la vidéo, que vous trouverez sous-titrée en français ici.

Cette merveille est l’œuvre du cinéaste expérimental anglais John Smith. Il eut l'idée de ce tournage de rue en regardant les préparatifs à la fausse neige dans La nuit américaine de Truffaut. Il partit de ce principe tout simple mais remarquablement efficace : d'abord tourner de manière plus ou moins improvisée  ce coin de rue animée du faubourg londonien de Dalston, où il habitait, puis mettre en scène dans un second temps afin de mettre à l'épreuve le pouvoir de la narration, fortement décriée dans les années 70.

Bien belle manière, pour paraphraser Perec, d'interroger "ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel" et de l'inventer.

 

 

 

John Smith. The Girl Chewing Gum (1976), 12mn, 16mm.

Au BAL, jusqu'au 19 août.