Composition familiale

Drugs and Medicines of North America, 1884-1887,  by John Uri Lloyd and Curtis G. Lloyd.

 

Module de composition familiale d'Anaïs Massini, prochainement publié (cela dépend de vous) à L’Épicerie  de l'orage.

 

L'arbre généaologique est-il encore une figure pertinente pour représenter la famille ? C'est sous forme de défi que l'illustratrice Anaïs Massini a envisagé cette question : défi graphique mais aussi défi intellectuel.

Au cours du dernier tiers du XXe siècle, la famille a connu d'intenses bouleversements : diffusion de la contraception, essor de l'union libre, multiplication des naissances hors mariage, égalité entre les sexes érigée en valeur, personnalisation du lien à l'enfant, accroissement des séparations et divorces, augmentation du nombre de familles monoparentales et recomposées, nouveaux modes de conception, légalisation du mariage homosexuel, développement de l'homoparentalité. De nouvelles géographies familiales se sont dessinées qui commencent à peine à être prises en compte dans le droit, entre atermoiements de l'exécutif face à la réforme préconisée dans le rapport Théry et opposition tenace des tenants d'un modèle ultratraditionnel de la famille.

 

Mais que dire des modes de figuration de la famille ? Là, l'écart avec les réalités vécues semble encore plus grand.  L'arbre généalogique est la seule image disponible. Or il rend presque impossible, au risque d'une illisibilité profonde,  la représentation des familles recomposées. Il n'est pas en mesure de rendre compte de la diversité des manières de "faire famille".  Il faut d'abord se dire ici qu'il est lui-même le produit d'une maturation historique : comme le souligne Jean-Claude Schmitt dans son compte rendu du maître-livre de Christiane Klapisch-Zuber sur la question, L'Ombre des ancêtres, essai sur l'imaginaire médiéval de la parenté,  "l'image végétale, son association à la généalogie, sa direction ascendante semblent aller de soi. [...] Il n'en est rien ou il n'en a pas toujours été ainsi. Les arbres généalogiques ne s'imposent vraiment qu'à la fin du Moyen-Age et ne se diffusent largement qu'à partir de 1550. Ils émergent alors d'un foisonnement d'autres formes graphiques couramment utilisées depuis le XIIe siècle et se référant à bien d'autres contenus sémantiques que le seul arbre - ainsi, la maison, l'échelle, les ailes de chérubin, la rota."

 

Anaïs Massini a réfléchi pendant plusieurs années à ce projet, de front avec son travail d'illustratrice. Elle s'est beaucoup documentée, a envisagé diverses formes comme celle du corail de Darwin. C'est finalement le modèle du rhizome cher à Deleuze qui l'a guidée pour élaborer sa composition familiale. "A la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes."

A l'origine unique et au développement vertical et hiérarchique de l'arbre, il s'agit de substituer une multiplicité proliférante. Là où l'arbre généalogique imposait une signification univoque où chaque branche dit qu'il y a filiation, la composition familiale rassemble des connections de nature hétérogène. Elle a l'allure très classique d'un diagramme dans lequel des points représentant des individus sont reliés par des lignes, mais pas n'importe lesquelles : des lignes brisées, des chevrons, de couleurs chaque fois différentes. Le chevron peut signifier un lien de parenté, tout aussi bien que d'amitié, il représente divers types d'alliage : on peut y intégrer aussi bien ses parrain et marraine, que son beau-père et ses enfants, que sa nounou, nous dit Anaïs dans sa présentation ; à l'inverse, on peut omettre des gens de sa famille.

L'arbre généalogique se livre comme une présentation objective et exhaustive : il décrit les liens de parenté en prenant en compte tous les ascendants et les descendants.  C'est un modèle pré-établi : il suffit de remplir une structure disponible. Plusieurs personnes appartenant à une même famille partagent ainsi le même arbre généalogique dont l'image ne varie pas. La composition familiale, elle, se présente comme un module spécifique à celui qui l'élabore au moyen d'autocollants, si bien que deux membres d'une même fratrie peuvent très bien ne pas aboutir à la même structure.

Et si cette composition familiale est si personnelle, c'est qu'elle laisse à chacun la liberté de raconter sa famille : ce réseau de points et de chevrons est avant tout une trame narrative entrelaçant des vies dans une structure relationnelle mouvante appelée à changer de forme. Certains pourront, s'ils le veulent, représenter leur famille au sens large comme un garde-manger - ce qu'est à proprement parler un rhizome - de chaleur humaine et d'affection, loin des pesanteurs des héritages et des transmissions ; d'autres rendre présents sur un même plan les morts aux côtés des vivants ; d'autres encore faire accéder à la visibilité des êtres gommés et non nommés comme les parents biologiques, en cas d'adoption, ou les tiers donneurs, en cas d'assistance médicale à la procréation. C'est en cela que la composition familiale est moderne, elle fait figure de réservoir de possibilités pour représenter toutes sortes de formes familiales, même celles qui ne sont pas encore advenues.

En matière de famille, si la révolution juridique n'est pas près de s'accomplir, la révolution graphique, elle, est en marche grâce à Anaïs Massini. Et l'on peut même penser qu'elle est un préalable indispensable pour vaincre certaines résistances, très dépendantes de la figure de l'arbre généalogique.

Siblings

Frères Le Nain, Autoportrait collectif présumé, National Gallery, Londres

disciple de William Larkin, Trois soeurs, Denver Museum of Art

Katia Mann et ses enfants, Klaus, Erika, Golo, Monika, Michael et Elisabeth, 1918

Frank Sulloway,  universitaire américain spécialiste d'histoire des sciences et de psychologie, statisticien émérite, a fait depuis sa plus tendre enfance une fixation sur Darwin.  Jeune chercheur, il est obsédé par une question : comment Darwin, moins ambitieux, moins imaginatif, moins érudit, moins vif que beaucoup de ses homologues est-il parvenu à une aussi grande découverte que la théorie de l'évolution ?  Une question que se posait Darwin lui-même.  Dans une lettre à son fils Horace, datant de 1871, il écrit : " Hier soir, je réfléchissais à ce qui fait qu'un homme découvre des choses non encore découvertes : un problème qui me rend très perplexe. Beaucoup d'hommes très intelligents - beaucoup plus intelligents que les découvreurs - ne découvrent jamais rien". Il était très conscient de manquer de cette forme d'intelligence suprême que l'on peut assimiler au génie. Dans son autobiographie, il note : "Je n'ai pas la grande rapidité de compréhension ou l'esprit qui sont si remarquables chez certains hommes très intelligents comme Huxley. Je suis par conséquent un critique médiocre : un livre ou un article, quand je le lis une première fois, suscite généralement mon admiration et ce n'est qu'après un effort considérable de réflexion que j'en saisis les points faibles".


Juste après avoir reçu son diplôme d'Harvard avec mention "summa cum laude", Frank Sulloway entame des recherches sur la créativité scientifique.  Une remarque incidente de l'un de ses professeurs, Jerome Kagan, le frappe : l'un des amis de Darwin se serait opposé à ses théories parce qu'il était un aîné.


Commence alors pour lui un chantier énorme auquel il consacrera vingt-six ans de sa vie : mesurer l'influence du rang de naissance sur le comportement et la personnalité. De son obsession darwinienne naît un questionnement plus large : Qu'est-ce qui fait que certains se rallient à des idées nouvelles quand d'autres les refusent ? Et si le fait d'être aîné ou puîné était corrélé avec la capacité à lancer ou accepter des changements radicaux dans la façon de penser ou d'agir ?

Il construit un appareil statistique ultra-sophistiqué dans lequel il fait entrer des millions de données biographiques s'étendant sur cinq cents ans, élabore des analyses multifactorielles croisant rang de naissance, écarts d'âge, sexe, taille de la famille, relations avec les parents, perte d'un parent et comportements face à la Réforme protestante, Révolution française, abolitionnisme,  théorie de l'évolution, etc.

Et là, il arrive à un résultat qui a, selon lui, la solidité d'un roc : le rang de naissance joue un rôle déterminant dans les changements historiques.

Il n'est pas cause mais facteur explicatif et indicateur prédictif. La probabilité pour qu'un puîné soutienne une révolution politique radicale est 18 fois plus forte que pour un aîné, la probabilité pour un puîné d'être martyrisé pour sa foi protestante a été 46 fois plus forte que pour un aîné, les puînés membres de la Convention ont été deux fois plus nombreux que les aînés à voter la mort du roi, la propension pour un puîné à embrasser les idées de Darwin a été 4,4 fois plus élevé que pour un aîné. Bref, les puînés sont surreprésentés parmi les champions d'un changement radical.

Pourquoi ? Parce que s'il y a un conflit qui joue un rôle moteur dans l'histoire, selon Sulloway, ce n'est pas la lutte des classes mais la rivalité entre membres d'une même fratrie  (l'anglais a ce mot que nous n'avons pas pour désigner l'ensemble des frères et soeurs : siblings). L'ordre de naissance est un facteur explicatif qui selon lui transcende classe, nationalité, sexe et siècles.


Loin d'être un bloc monolithique de valeurs partagées, la famille est une entité animée d'intenses dynamiques divergentes. Elle est constituée de multiples microenvironnements qui induisent un éclatement des perspectives : chaque membre la perçoit d'un point de vue différent - expérience que tout un chacun aura faite en confrontant un souvenir d'enfance avec un frère et une sœur. Les membres d'une même fratrie (sibship) suivent des stratégies de diversification qui tendent à minimiser les effets de la compétition destinée capter les ressources limitées que sont l'affection et l'attention des parents.

Chacun façonne une niche qui lui est propre. Aux aînés, la tâche est facile : ils n'ont qu'à occuper le terrain, à défendre le statu quo et maintenir leur domination ; aux puînés, le choix est aux contre-stratégies : il leur faut rechercher une niche non occupée et se démarquer dans des domaines où les autres membres de la fratrie n'ont pas encore établi leur suprématie afin d'éviter les comparaisons défavorables. Ainsi les aînés ont-ils une forte propension à s'identifier à l'autorité et au pouvoir, à vouloir à tout prix adopter les intérêts de leurs parents (ce sont souvent de bons élèves) quand les puînés sont enclins à faire preuve d'imagination, à  s'ouvrir à l'expérimentation, à  prendre des risques, à cultiver une grande diversité d'intérêts.

Ces stratégies intra-familiales expliquent pour Sulloway les énormes différences de personnalité et de comportement observables entre deux membres d'une même fratrie. Certains psychologues ont même établi qu'il y avait autant de différences entre frères et sœurs d'une même famille qu'entre deux individus pris au hasard. Elles sont au fondement de la propension de chaque individu à adhérer à des changements radicaux ou à en être à l'origine : les aînés ont tendance à vouloir maintenir l'ordre établi tandis que les puînés ont davantage tendance à le remettre en cause.

Si Darwin a pu se montrer si novateur, c'est qu'il a privilégié les questions par rapport aux réponses, la curiosité par rapport à la conviction, la persévérance par rapport aux prérogatives, mettant à profit ses prédispositions de cadet. Dans Born to Rebel, Frank Sulloway offre un magnifique hommage à son héros : il explique Darwin par Darwin en appliquant à sa personnalité ses propres théories évolutionnistes. Car ces stratégies de diversification qu'il met en valeur ne sont autres que celles du  principe de divergence établi par Darwin après avoir analysé l'évolution des becs de pinsons des Galapagos. Pour l'auteur, "Les enfants utilisent leur cerveau pour mettre en œuvre la différenciation et l'adaptation que des espèces comme les pinsons de Darwin ont mis des millions d'années à accomplir".  L'enfance comme récapitulation de l'évolution des espèces, pas mal !

 

Pinsons des Galapagos, dans le  Journal of researches into the natural history and geology of the countries visited during the voyage of H.M.S. Beagle round the world, under the Command of Capt. Fitz Roy de Darwin, 1845

Frank Sulloway. Born to Rebel, Pantheon Books 1996. En français, le titre est traduit de manière racoleuse et fausse par Les Enfants rebelles, Odile Jacob, 1999.

Voir le superbe article de Robert S. Boynton, initialement publié dans le New Yorker, The Birth of an Idea: A profile of Frank Sulloway et en français la limpide compte rendu de Brigitte Steinmann dans Ethnologie comparée.

 

Arbres généalogiques

Maissa Tulet

Maïssa Toulet

Maïssa Toulet

 

Avec son art consommé d'user des pratiques muséologiques et des méthodes de classement scientifiques,  Maïssa Toulet crée avec ses arbres généalogiques de violentes circulations de sens.  L'herbier - ce sont de véritables végétaux séchés qui représentent les diverses ramifications -   tire la famille du coté du naturel, du biologique et semble renforcer  l'aspect consensuel de la présentation généalogique  (mythologie des liens du sang qui fédèrent une multitude d' individus autour d'une origine commune) tandis que les qualificatifs accolés au prénom de chaque membre en lieu et place de ses dates de naissance et de mort agissent comme des dynamiteurs de l'unité familiale, révélant tares, conflits, haines recuites et lourds secrets. 

Regardez de plus près ces adjectifs, adverbes et noms au caractère hybride et ressentez  cette  jubilation poétique et grinçante de la langue que Maïssa aime à faire surgir de  vieux traités de psychologie populaire et d'autres matériaux imprimés du siècle dernier connues d'elle seule.

 

 

Quelques arbres sont d'ores et déjà en vente aux Mauvaises Graines, 25 rue Custine, 75018 Paris,  ; plusieurs autres seront à découvrir à la boutique éphémère de Noël du Pan Piper, 4 impasse Lamier, dans le XIe, les 23 et 24 novembre prochains.