Jardin des plantes

Antonio Marinoni. Illustration pour Le Jardin des plantes d'August Strindberg aux éditions Notari.

Antonio Marinoni. Illustration pour Le Jardin des plantes d'August Strindberg aux éditions Notari.

Antonio Marinoni. Illustration pour Le Jardin des plantes d'August Strindberg aux éditions Notari.

 

Après les représentation à Paris des Créanciers, le 21 juin 1894, et de  Père, le 13 décembre 1895, August Strindberg connaît la consécration en France. Il s'installe pendant plusieurs années dans la capitale, où il dit "exister en esprit depuis sa jeunesse", pour se consacrer pleinement aux sciences exactes  : à la chimie, à la botanique, à l'astronomie, à  l'optique et à la zoologie.

Assoiffé de savoir, lancé dans la quête d'un sens universel, hommes de sciences autant qu'hommes de lettres dont la curiosité ne se donne aucune limite disciplinaire, Paris est son laboratoire intellectuel et il y place en son centre le Jardin des Plantes du Muséum d'histoire naturelle :

"Ici , on parle et on écrit une langue romaine sous une forme rajeunie, la littérature et l'art se forment et toutes les nouvelles pensées du monde convergent, sont digérées et réestampillées avant de repartir dans le monde. Il y a même un îlot de nature de soixante arpents, clôturé d'un mur comme le jardin de l'éden. Toute la création est ici réunie en un seul lieu et chaque objet raconte son histoire, chaque pierre, chaque plante, chaque animal est dans la mémoire associé à un grand nom de l'esprit humain. C'est grand comme la Genèse et cela agit en moi comme un propylée de l'histoire mondiale, comme l'Ancien Testament ; je ne sais pas ci cela est dû au cèdre du Liban, là avec toute l'arche de Noé. Quelqu'un a dit : la terre peut bien disparaître - si le Jardin des Plantes est épargné, la création sera sauvée. C'est avec recueillement devant le poids du lieu que je remonte la rue Linné et entre par le jardin de Buffon dans le temple du règne minéral".

Ce jardin qu'il aimait au point d'avoir songé à postuler pour un emploi de jardinier donnera son nom à un recueil d'articles de botanique écrits directement en français. La science constitue  pour lui un puissant moyen d'unifier l'expérience contre le vertige du morcellement de la réalité en d'irréductibles fragments :  le plus infime détail  a partie liée à un tout qui fait sens, en quelque point du monde qu'il se trouve, d'Uppsala aux rives du Danube. Et l'on sent avec lui de quelle force on s'infuse à observer une fleur particulière à un endroit précis en se disant qu'elle est reliée à des milliers d'autres fleurs de par le monde avec qui elle partage des caractéristiques communes : arrachée au moment présent pour entrer dans le temps suspendu du savoir.  Livre du "grand désordre et de la cohérence infinie", Le Jardin des plantes s'applique à montrer, parfois à contre-courant de la science moderne, que règne minéral et règne végétal se répondent, soumis qu'ils sont aux mêmes lois de l'évolution et à un même principe fondateur.

C'est ce recueil d'articles qu'ont publié  les éditions Notari dans leur belle collection Botanic'Art (superbement imprimée et reliée en Italie, il faut le souligner), accompagné de dessins aquarellés et hachurés à l'encre de chine  de la main d'Antonio Marinoni dont on a déjà pu admirer Velours, le nez d'un voleur et L'Heure bleue.

Loin de simplement illustrer les articles de Strindberg (même si certains passages réservent des visions émerveillées, tel le spectacle des ellipses projetées par les rayons du soleil à travers un feuillage touffu sur le plancher d'une véranda ), ils dialoguent avec eux.  Reprenant l'analogie entre minéral et végétal, Antonio Marinoni  établit un subtil jeu de correspondances entre végétal représenté dans la plus pure tradition du dessin botanique, dont il a la maestria technique, et  le minéral transformé par l'art, essentiellement moderne et contemporain. A travers feuilles, fleurs, et arbres, il  a ainsi malicieusement mis en scène, parfois dans des boîtes à la manière de Joseph Cornell,  des oeuvres de Brancusi,  Giacometti, Henry Moore, Noguchi, Yves Klein,  Louise Bourgeois,  Tomas Saraceno, Danh Vo ou encore Olafur Eliasson.

Une bien belle manière d'expérimenter la tension entre  "le grand désordre et la cohérence infinie", au coeur des sciences comme des arts.

 

 

Jardin des plantes d'August Strindberg, préface et traduction de Sylvain Briens, dessins d'Antonio Marinoni. Editions Notari, Genève, 2012.

 

 

Siblings

Frères Le Nain, Autoportrait collectif présumé, National Gallery, Londres

disciple de William Larkin, Trois soeurs, Denver Museum of Art

Katia Mann et ses enfants, Klaus, Erika, Golo, Monika, Michael et Elisabeth, 1918

Frank Sulloway,  universitaire américain spécialiste d'histoire des sciences et de psychologie, statisticien émérite, a fait depuis sa plus tendre enfance une fixation sur Darwin.  Jeune chercheur, il est obsédé par une question : comment Darwin, moins ambitieux, moins imaginatif, moins érudit, moins vif que beaucoup de ses homologues est-il parvenu à une aussi grande découverte que la théorie de l'évolution ?  Une question que se posait Darwin lui-même.  Dans une lettre à son fils Horace, datant de 1871, il écrit : " Hier soir, je réfléchissais à ce qui fait qu'un homme découvre des choses non encore découvertes : un problème qui me rend très perplexe. Beaucoup d'hommes très intelligents - beaucoup plus intelligents que les découvreurs - ne découvrent jamais rien". Il était très conscient de manquer de cette forme d'intelligence suprême que l'on peut assimiler au génie. Dans son autobiographie, il note : "Je n'ai pas la grande rapidité de compréhension ou l'esprit qui sont si remarquables chez certains hommes très intelligents comme Huxley. Je suis par conséquent un critique médiocre : un livre ou un article, quand je le lis une première fois, suscite généralement mon admiration et ce n'est qu'après un effort considérable de réflexion que j'en saisis les points faibles".


Juste après avoir reçu son diplôme d'Harvard avec mention "summa cum laude", Frank Sulloway entame des recherches sur la créativité scientifique.  Une remarque incidente de l'un de ses professeurs, Jerome Kagan, le frappe : l'un des amis de Darwin se serait opposé à ses théories parce qu'il était un aîné.


Commence alors pour lui un chantier énorme auquel il consacrera vingt-six ans de sa vie : mesurer l'influence du rang de naissance sur le comportement et la personnalité. De son obsession darwinienne naît un questionnement plus large : Qu'est-ce qui fait que certains se rallient à des idées nouvelles quand d'autres les refusent ? Et si le fait d'être aîné ou puîné était corrélé avec la capacité à lancer ou accepter des changements radicaux dans la façon de penser ou d'agir ?

Il construit un appareil statistique ultra-sophistiqué dans lequel il fait entrer des millions de données biographiques s'étendant sur cinq cents ans, élabore des analyses multifactorielles croisant rang de naissance, écarts d'âge, sexe, taille de la famille, relations avec les parents, perte d'un parent et comportements face à la Réforme protestante, Révolution française, abolitionnisme,  théorie de l'évolution, etc.

Et là, il arrive à un résultat qui a, selon lui, la solidité d'un roc : le rang de naissance joue un rôle déterminant dans les changements historiques.

Il n'est pas cause mais facteur explicatif et indicateur prédictif. La probabilité pour qu'un puîné soutienne une révolution politique radicale est 18 fois plus forte que pour un aîné, la probabilité pour un puîné d'être martyrisé pour sa foi protestante a été 46 fois plus forte que pour un aîné, les puînés membres de la Convention ont été deux fois plus nombreux que les aînés à voter la mort du roi, la propension pour un puîné à embrasser les idées de Darwin a été 4,4 fois plus élevé que pour un aîné. Bref, les puînés sont surreprésentés parmi les champions d'un changement radical.

Pourquoi ? Parce que s'il y a un conflit qui joue un rôle moteur dans l'histoire, selon Sulloway, ce n'est pas la lutte des classes mais la rivalité entre membres d'une même fratrie  (l'anglais a ce mot que nous n'avons pas pour désigner l'ensemble des frères et soeurs : siblings). L'ordre de naissance est un facteur explicatif qui selon lui transcende classe, nationalité, sexe et siècles.


Loin d'être un bloc monolithique de valeurs partagées, la famille est une entité animée d'intenses dynamiques divergentes. Elle est constituée de multiples microenvironnements qui induisent un éclatement des perspectives : chaque membre la perçoit d'un point de vue différent - expérience que tout un chacun aura faite en confrontant un souvenir d'enfance avec un frère et une sœur. Les membres d'une même fratrie (sibship) suivent des stratégies de diversification qui tendent à minimiser les effets de la compétition destinée capter les ressources limitées que sont l'affection et l'attention des parents.

Chacun façonne une niche qui lui est propre. Aux aînés, la tâche est facile : ils n'ont qu'à occuper le terrain, à défendre le statu quo et maintenir leur domination ; aux puînés, le choix est aux contre-stratégies : il leur faut rechercher une niche non occupée et se démarquer dans des domaines où les autres membres de la fratrie n'ont pas encore établi leur suprématie afin d'éviter les comparaisons défavorables. Ainsi les aînés ont-ils une forte propension à s'identifier à l'autorité et au pouvoir, à vouloir à tout prix adopter les intérêts de leurs parents (ce sont souvent de bons élèves) quand les puînés sont enclins à faire preuve d'imagination, à  s'ouvrir à l'expérimentation, à  prendre des risques, à cultiver une grande diversité d'intérêts.

Ces stratégies intra-familiales expliquent pour Sulloway les énormes différences de personnalité et de comportement observables entre deux membres d'une même fratrie. Certains psychologues ont même établi qu'il y avait autant de différences entre frères et sœurs d'une même famille qu'entre deux individus pris au hasard. Elles sont au fondement de la propension de chaque individu à adhérer à des changements radicaux ou à en être à l'origine : les aînés ont tendance à vouloir maintenir l'ordre établi tandis que les puînés ont davantage tendance à le remettre en cause.

Si Darwin a pu se montrer si novateur, c'est qu'il a privilégié les questions par rapport aux réponses, la curiosité par rapport à la conviction, la persévérance par rapport aux prérogatives, mettant à profit ses prédispositions de cadet. Dans Born to Rebel, Frank Sulloway offre un magnifique hommage à son héros : il explique Darwin par Darwin en appliquant à sa personnalité ses propres théories évolutionnistes. Car ces stratégies de diversification qu'il met en valeur ne sont autres que celles du  principe de divergence établi par Darwin après avoir analysé l'évolution des becs de pinsons des Galapagos. Pour l'auteur, "Les enfants utilisent leur cerveau pour mettre en œuvre la différenciation et l'adaptation que des espèces comme les pinsons de Darwin ont mis des millions d'années à accomplir".  L'enfance comme récapitulation de l'évolution des espèces, pas mal !

 

Pinsons des Galapagos, dans le  Journal of researches into the natural history and geology of the countries visited during the voyage of H.M.S. Beagle round the world, under the Command of Capt. Fitz Roy de Darwin, 1845

Frank Sulloway. Born to Rebel, Pantheon Books 1996. En français, le titre est traduit de manière racoleuse et fausse par Les Enfants rebelles, Odile Jacob, 1999.

Voir le superbe article de Robert S. Boynton, initialement publié dans le New Yorker, The Birth of an Idea: A profile of Frank Sulloway et en français la limpide compte rendu de Brigitte Steinmann dans Ethnologie comparée.