En avril 2012 a été inauguré à Istanbul, dans le quartier de Çukurcuma à Beyoğlu, le Masumiyet Müzesi,
le Musée de l'innocence. L'écrivain Orhan Pamuk a ainsi vu la
concrétisation de son rêve de collecter et exposer dans un musée les
vrais objets d'un récit fictionnel après avoir écrit un roman fondé sur
ces mêmes objets, Le Musée de l'innocence, mais avec ce préalable que le musée n'est pas l'illustration du roman et que le roman n'est pas une explication du musée.
Pendant des années, il a hanté marchés
aux puces, brocanteurs et bouquinistes pour rassembler les objets qui
lui ont tout à la fois servi d'inspiration pour son roman et de base
pour l'élaboration du musée. Pendant des années, il a mûri en esprit la
composition de chacune des boîtes
qui correspondent aux quatre-vingt-trois chapitres du livre, l'histoire
d'une obsession amoureuse en sept cents pages. Construites à l'aide
d'assistants et d'artisans, elles rappellent fortement les oeuvres de
Joseph Cornell. Il décrit avec quel plaisir il les a élaborées une à une
comme des petits univers à part entière : "Pendant que je disposais
tous ces objets dans leur boîte, en les déplaçant légèrement, modifiant
centimètre par centimètre leur ordonnancement afin de trouver une
harmonie, je sentais que je construisais un monde". Un plaisir proche
sans doute de l'activité de l'écrivain mais se nourrissant aussi de la
matérialité spécifique des objets et des hasards de leur juxtaposition.
"Le plus grand bonheur, c'est quand l'oeil découvre la beauté là où le
mental ne l'aurait pas soupçonnée et là où la main n'aurait jamais osé
se porter." On le voit s'enthousiasmer du supplément d'âme qu'ajoutent
les proximités nouvelles entre les objets et du dialogue qu'ils nouent.
Il renouvelle là un enchantement propre à l'enfance : la flamboyante
intensité de la présence des objets et la sensation physique qu'ils
communiquent entre eux.
Orhan Pamuk a voulu aussi faire de ce
lieu un manifeste pour un autre type de musée. Loin des grandes
machineries monumentales liées à la construction d'un État central,
d'une nation, à l'instar du Louvre, il plaide pour le développement de
petits musées où les objets raconteraient des histoires ordinaires
d'individus singuliers : "l'avenir des musées résident à l'intérieur de
nos habitations", proclame-t-il.
Le livre catalogue qu'il a écrit, L'innocence des objets,
fourmille aussi de formidables notations sur l'histoire de l'Istanbul
de son enfance et sa jeunesse, dans les années cinquante et soixante et
remue la mémoire inscrite dans les objets. Il consacre en particulier un
chapitre au "massacre des objets" expliquant comment des années
cinquante aux années quatre-vingts, les vestiges du passé ottoman et les
objets des minorités non musulmanes ont été peu à peu anéantis, ne
trouvant aucun preneur parmi les collectionneurs, alors que la
modernisation de la ville passait par la destruction des konaks, les
maisons en bois traditionnelles.
Une bien belle question qu'il pose sans
nostalgie : comment disparaissent les objets du passé ? Dans quelles
proportions ? Il serait bien intéressant de savoir, par exemple, combien
des objets existant en 1880 dans une petite ville de province en France
ont survécu aux pertes, à la destruction pure et simple, à l'usure
totale, à la déchetterie ? De toute cette masse, combien en reste-t-il
aujourd'hui ? Tout utilisateur d'ebay aura éprouvé un certain vertige en
faisant défiler ces vieux objets ordinaires présents dans aucun musée
ou presque et qui ont accompagné la vie quotidienne de tant d'individus ?
Alors, oui, sans doute Orhan Pamuk a-t-il raison : peut-être
pourrions-nous chacun dans nos maisons - non pas les sauver, ce n'est
pas notre mission - mais les accueillir et leur donner un nouveau sens
pour faire renaître un dialogue interrompu avec les humains. Mais il me
semble que beaucoup ont commencé à le faire.