L'écriture des objets

 

L'extraordinaire attrait du Pitt Rivers Museum à Oxford tient autant à la richesse de ses collections ethnologiques qu' à leur incomparable présentation. Créé en 1887 pour abriter les collections du général Pitt-Rivers, le musée a gardé son architecture métallique, ses cabinets de présentation vitrés dont tous les tiroirs peuvent être ouverts (certains ont été reconstruits à l'identique), et surtout le principe d'une classification non par aire géographique et par culture, comme c'est le cas dans l'énorme majorité des musées ethnographiques, mais par thèmes : traitement des morts, magie, tabac et stimulants, feu et lumière, habillement, etc.

Le visiteur, à qui sont réservées des heures et heures de pure joie de la découverte dans une ambiance mâtinée de Tardi, d'Indiana Jones et de Tintin  atteignant son comble devant la vitrine des têtes réduites des Shuar de l'Amazonie supérieure, puise à une autre source de réjouissance : à la beauté des artefacts du monde entier vient s'ajouter l'esthétique des premiers actes de conservation et de classification. Les objets sont en effet accompagnés de milliers d'étiquettes manuscrites rédigées par les conservateurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et même recouverts de fines lignes d'écriture descriptive qui agissent comme une transmutation de la qualité originelle. Une technique à laquelle on pourrait s'essayer pour transformer en quelques secondes les objets de son propre environnement en objets étrangers à soi-même, immédiatement muséifiables.

Le site internet du musée est extrêmement complet, je vous recommande en particulier le sous-site consacré aux amulettes :  Small Blessings.

L'innocence des objets

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

 

En avril 2012 a été inauguré à Istanbul, dans le quartier de Çukurcuma à Beyoğlu, le Masumiyet Müzesi,  le Musée de l'innocence.  L'écrivain Orhan Pamuk a ainsi vu la concrétisation de son rêve de collecter et exposer dans un musée les vrais objets d'un récit fictionnel après avoir écrit un roman fondé sur ces mêmes objets, Le Musée de l'innocence, mais avec ce préalable que le musée n'est pas l'illustration du roman et que le roman n'est pas une explication du musée.

Pendant des années,  il a hanté  marchés aux puces, brocanteurs et bouquinistes pour rassembler les objets qui lui ont tout à la fois servi d'inspiration pour son roman et de base pour l'élaboration du musée. Pendant des années, il a mûri en esprit la composition de chacune des boîtes qui correspondent aux quatre-vingt-trois chapitres du livre, l'histoire d'une obsession amoureuse en sept cents pages. Construites à l'aide d'assistants et d'artisans, elles rappellent fortement les oeuvres de Joseph Cornell. Il décrit avec quel plaisir il les a élaborées une à une comme des petits univers à part entière :  "Pendant que je disposais tous ces objets dans leur boîte, en les déplaçant légèrement, modifiant centimètre par centimètre leur ordonnancement afin de trouver une harmonie, je sentais que je construisais un monde".  Un plaisir proche sans doute de l'activité de l'écrivain mais se nourrissant aussi de la matérialité spécifique des objets et des hasards de leur juxtaposition. "Le plus grand bonheur, c'est quand l'oeil découvre la beauté là où le mental ne l'aurait pas soupçonnée et là où la main n'aurait jamais osé se porter." On le voit s'enthousiasmer du supplément d'âme qu'ajoutent les proximités nouvelles entre les objets et du dialogue qu'ils nouent. Il renouvelle là un enchantement propre à l'enfance : la flamboyante intensité de la présence des objets et la sensation physique qu'ils communiquent entre eux.

Orhan Pamuk a voulu aussi faire de ce lieu un manifeste pour un autre type de musée. Loin des grandes machineries monumentales liées à la construction d'un État central, d'une nation, à l'instar du Louvre, il plaide pour le développement de petits musées où les objets raconteraient des histoires ordinaires d'individus singuliers : "l'avenir des musées résident à l'intérieur de nos habitations", proclame-t-il.


Le livre catalogue qu'il a écrit, L'innocence des objets, fourmille aussi de formidables notations sur l'histoire de l'Istanbul de son enfance et sa jeunesse, dans les années cinquante et soixante et remue la mémoire inscrite dans les objets. Il consacre en particulier un chapitre au "massacre des objets" expliquant comment des années cinquante aux années quatre-vingts, les vestiges du passé ottoman et les objets des minorités non musulmanes ont été peu à peu anéantis, ne trouvant aucun preneur parmi les collectionneurs, alors que la modernisation de la ville passait par la destruction des konaks, les maisons en bois traditionnelles.

Une bien belle question qu'il pose sans nostalgie : comment disparaissent les objets du passé ? Dans quelles proportions ? Il serait bien intéressant de savoir, par exemple, combien des objets existant en 1880 dans une petite ville de province en France ont survécu aux pertes, à la destruction pure et simple, à l'usure totale, à la déchetterie ? De toute cette masse, combien en reste-t-il aujourd'hui ? Tout utilisateur d'ebay aura éprouvé un certain vertige en faisant défiler ces vieux objets ordinaires présents dans aucun musée ou presque et qui ont accompagné la vie quotidienne de tant d'individus ? Alors, oui, sans doute Orhan Pamuk a-t-il raison : peut-être pourrions-nous chacun dans nos maisons -  non pas les sauver,  ce n'est pas notre mission - mais les accueillir et leur donner un nouveau sens pour faire renaître un dialogue interrompu avec les humains. Mais il me semble que beaucoup ont commencé à le faire.

 

 

Arbres généalogiques

Maissa Tulet

Maïssa Toulet

Maïssa Toulet

 

Avec son art consommé d'user des pratiques muséologiques et des méthodes de classement scientifiques,  Maïssa Toulet crée avec ses arbres généalogiques de violentes circulations de sens.  L'herbier - ce sont de véritables végétaux séchés qui représentent les diverses ramifications -   tire la famille du coté du naturel, du biologique et semble renforcer  l'aspect consensuel de la présentation généalogique  (mythologie des liens du sang qui fédèrent une multitude d' individus autour d'une origine commune) tandis que les qualificatifs accolés au prénom de chaque membre en lieu et place de ses dates de naissance et de mort agissent comme des dynamiteurs de l'unité familiale, révélant tares, conflits, haines recuites et lourds secrets. 

Regardez de plus près ces adjectifs, adverbes et noms au caractère hybride et ressentez  cette  jubilation poétique et grinçante de la langue que Maïssa aime à faire surgir de  vieux traités de psychologie populaire et d'autres matériaux imprimés du siècle dernier connues d'elle seule.

 

 

Quelques arbres sont d'ores et déjà en vente aux Mauvaises Graines, 25 rue Custine, 75018 Paris,  ; plusieurs autres seront à découvrir à la boutique éphémère de Noël du Pan Piper, 4 impasse Lamier, dans le XIe, les 23 et 24 novembre prochains.