Here and now

Richard McGuire, couverture de Here, Random House,

Richard McGuire, Here, in Raw, 1989

Richard McGuire, Here, Random House,

Richard McGuire, Here, Random House,

 

En 1989, Richard McGuire publiait une bande dessinée de six pages et trente-six cases dans le magazine Raw . Intitulée Here, elle allait faire date dans l'histoire de la bande dessinée. Sa force novatrice tenait à son mode de narration totalement inédit alliant unité d'espace - toujours le même coin de salon - et éclatement de la continuité chronologique. Dans une même case, par incrustation d'autres cases, l'auteur superposait des cours d'action distants de dizaines d'années, voire de centaines de milliers d'années, dans le passé et dans le futur, tout en racontant une histoire faite de micro-événements, de petits riens. 

Vingt-cinq ans plus tard, ilreprend le même procédé et transforme Here en livre.  Ici un salon, dont le coin coïncide avec la pliure centrale de doubles pages multicolores, le salon de sa maison d'enfance du New Jersey. Ici le temps de la préhistoire,  des premières rencontres d'une tribu indienne avec les colons européens, aux catastrophes naturelles du XXIIe siècle, en passant par les fêtes d'anniversaire du XXe siècle.

Richard McGuire a voulu faire de cette magnifique polyphonie une ode au moment présent, la seule temporalité à exister vraiment, selon lui.

 

 

Richard McGuire, Here, Random House,

Richard McGuire, Here, Random House, (9 décembre 2014)

Merci à KC

Fleurs fantômes

Fleurs fantômes, installation de Gabriel Orozco au Château de Chaumont-sur-Loire.

Fleurs fantômes, installation de Gabriel Orozco au Château de Chaumont-sur-Loire.

Fleurs fantômes, installation de Gabriel Orozco au Château de Chaumont-sur-Loire.

 

Invité à créer une œuvre in situ  au château de Chaumont sur Loire, Gabriel Orozco a arpenté pendant de longs mois ses pièces, d'étage en étage, pour se fixer sous les toits, dans les appartements des invités (ou des domestiques des invités ? ) délaissés depuis 1938, date de la cession du domaine à l’État par l'excentrique princesse Marie de Broglie, veuve d'Amédée, héritière Say,  ruinée par son étonnante union avec l'infant d'Espagne.

Laissés bruts depuis près de quatre vingts ans, leurs murs étaient recouverts d'une superposition de papiers peints, déchirés, arrachés,  laissant apparaître ça et là le crépi, voire l'ossature de bois. Gabriel Orozco a pénétré au cœur de leurs motifs superposés par la photographie puis a utilisé une imprimante à jet de peinture à l'huile pour reproduire sur des châssis des agrandissements, se remettant au hasard mécanique. Phase finale de son œuvre : il a accroché ses vingt-sept toiles en choisissant scrupuleusement leur emplacement, afin qu'elles fassent corps avec les lieux. Vingt-sept toiles qui, isolées de ce contexte, ne seraient qu'anecdotiques et ornementales.

Avec ses "fleurs fantômes", il s'est, dit-il, intéressé à "la fragilité des choses, aux images iconiques accidentées par le temps qui passe, à ce qui est imperceptible". Palimpseste, mémoire en suspens, bribes invisibles de vies éteintes, densité du souvenir de moments disparus, dit encore le programme.

A la vérité, c'est davantage à une exploration de l'espace que du temps que cette œuvre m'a paru inviter. Ces agrandissements reconfigurent tout alentour, par un magistral jeu d'échelles : chaque mètre carré de mur prend une autre dimension, celle de territoires à découvrir dans toutes leurs diversités, avec leurs reliefs et leurs accidents, dans une joie toujours recommencée de la texture. Comme si finalement, les toiles devaient attirer le regard moins sur elles-mêmes que sur la surface sur laquelle elles reposent et forcer le visiteur, loin des fastes néo-renaissance des étages inférieurs, à s'attarder sur ce qu'il aurait eu tendance à négliger. Comme si, par un effet de levier aussi élégant que puissant, elles transformaient tout l'espace en œuvre à part entière.

 L'on pourrait passer des heures à contempler ces pans de mur, progressant de ravissements en ravissements centimètre par centimètre dans ces lieux transfigurés, enfilade de petites pièces lumineuses, de recoins sombres, de couloirs interminables éclairés par des lucarnes découpant chaque fois une vue différente sur les rives, si belles, de la Loire.

Bonne nouvelle : vous avez jusqu'au 31 décembre 2016 pour vous frayer un chemin à travers ce Paperland d'exception.

 

 

Installation Fleurs fantômes de Gabriel Orozco. Château de Chaumont-sur-Loire.

 

Fleurs fantômes, installation de Gabriel Orozco au Château de Chaumont-sur-Loire.

L'innocence des objets

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

 

En avril 2012 a été inauguré à Istanbul, dans le quartier de Çukurcuma à Beyoğlu, le Masumiyet Müzesi,  le Musée de l'innocence.  L'écrivain Orhan Pamuk a ainsi vu la concrétisation de son rêve de collecter et exposer dans un musée les vrais objets d'un récit fictionnel après avoir écrit un roman fondé sur ces mêmes objets, Le Musée de l'innocence, mais avec ce préalable que le musée n'est pas l'illustration du roman et que le roman n'est pas une explication du musée.

Pendant des années,  il a hanté  marchés aux puces, brocanteurs et bouquinistes pour rassembler les objets qui lui ont tout à la fois servi d'inspiration pour son roman et de base pour l'élaboration du musée. Pendant des années, il a mûri en esprit la composition de chacune des boîtes qui correspondent aux quatre-vingt-trois chapitres du livre, l'histoire d'une obsession amoureuse en sept cents pages. Construites à l'aide d'assistants et d'artisans, elles rappellent fortement les oeuvres de Joseph Cornell. Il décrit avec quel plaisir il les a élaborées une à une comme des petits univers à part entière :  "Pendant que je disposais tous ces objets dans leur boîte, en les déplaçant légèrement, modifiant centimètre par centimètre leur ordonnancement afin de trouver une harmonie, je sentais que je construisais un monde".  Un plaisir proche sans doute de l'activité de l'écrivain mais se nourrissant aussi de la matérialité spécifique des objets et des hasards de leur juxtaposition. "Le plus grand bonheur, c'est quand l'oeil découvre la beauté là où le mental ne l'aurait pas soupçonnée et là où la main n'aurait jamais osé se porter." On le voit s'enthousiasmer du supplément d'âme qu'ajoutent les proximités nouvelles entre les objets et du dialogue qu'ils nouent. Il renouvelle là un enchantement propre à l'enfance : la flamboyante intensité de la présence des objets et la sensation physique qu'ils communiquent entre eux.

Orhan Pamuk a voulu aussi faire de ce lieu un manifeste pour un autre type de musée. Loin des grandes machineries monumentales liées à la construction d'un État central, d'une nation, à l'instar du Louvre, il plaide pour le développement de petits musées où les objets raconteraient des histoires ordinaires d'individus singuliers : "l'avenir des musées résident à l'intérieur de nos habitations", proclame-t-il.


Le livre catalogue qu'il a écrit, L'innocence des objets, fourmille aussi de formidables notations sur l'histoire de l'Istanbul de son enfance et sa jeunesse, dans les années cinquante et soixante et remue la mémoire inscrite dans les objets. Il consacre en particulier un chapitre au "massacre des objets" expliquant comment des années cinquante aux années quatre-vingts, les vestiges du passé ottoman et les objets des minorités non musulmanes ont été peu à peu anéantis, ne trouvant aucun preneur parmi les collectionneurs, alors que la modernisation de la ville passait par la destruction des konaks, les maisons en bois traditionnelles.

Une bien belle question qu'il pose sans nostalgie : comment disparaissent les objets du passé ? Dans quelles proportions ? Il serait bien intéressant de savoir, par exemple, combien des objets existant en 1880 dans une petite ville de province en France ont survécu aux pertes, à la destruction pure et simple, à l'usure totale, à la déchetterie ? De toute cette masse, combien en reste-t-il aujourd'hui ? Tout utilisateur d'ebay aura éprouvé un certain vertige en faisant défiler ces vieux objets ordinaires présents dans aucun musée ou presque et qui ont accompagné la vie quotidienne de tant d'individus ? Alors, oui, sans doute Orhan Pamuk a-t-il raison : peut-être pourrions-nous chacun dans nos maisons -  non pas les sauver,  ce n'est pas notre mission - mais les accueillir et leur donner un nouveau sens pour faire renaître un dialogue interrompu avec les humains. Mais il me semble que beaucoup ont commencé à le faire.

 

 

Revue de détail

Mouchoir d'instruction n° 8, "Placement des effets pour les revues de détail dans les chambres",  E. Renault, collections du musée de l'armée.

 

Mouchoir d'instruction militaire imprimé sur coton, avec "encre noire indestructible", par la manufacture Renault de Rouen, d'après les instructions ministérielles de 1884 : ou comment faire tenir le maximum d'informations dans le minimum de volume, ou comment apprendre à faire tenir le maximum d'effets dans un minimum d'espace. Un parangon d'économie de moyens et d'efficacité. Il est même dit sur le mouchoir d'instruction où ranger le mouchoir d'instruction. Le mouchoir, accessoire multi-usages du paquetage militaire, a servi de modèle aux cartes d'évasion et aux carrés Hermès.