La Tamise : de près, de loin

Trésors récoltés à Wapping sur un zinc peint par Anne de Seynes 

 

 

Effet de zoom : la Tamise, vue de près et de loin en l'espace d'une heure,  des grèves à marée basse pleines de trésors de Wapping au sommet du Shard de Renzo Piano, le plus haut gratte-ciel d'Europe.

 

 

D'autres vues aériennes de Londres, issues des archives de la société Aerofilms, de 1919 à 1953 :  Britain from Above,

Un art secret

En Afrique de l'Ouest, de nombreuses personnes, adultes comme enfants, portent sur elles des amulettes. La plupart du temps affichés à la vue de tous (portés autour du cou, à la ceinture, au poignet), ces objets magiques n'en sont pas moins des objets intimes. Ils répondent à des intentions secrètes  exposées dans l'atmosphère confidentielle d'un entretien avec un marabout, puis interprétées en vue de la fabrication d'un talisman doté d'un pouvoir sur le réel : se prémunir du malheur, se soigner, déjouer la malchance, s'attirer des bonnes grâces, s'assurer d'un succès politique ou amoureux, obtenir des biens.

Une fois les paroles échangées avec le guérisseur, l'objet échappe à son futur possesseur. Il ne connaît que le mode d'emploi et le but de ce puissant réceptacle, comme nous ne connaissons que la posologie et l'indication d'un médicament prescrit par un médecin. Le secret de fabrication appartient au marabout, qui aura placé à l'intérieur de gainages de cuir, de bouteilles, de cornes, de cadenas, de colliers, à travers superpositions et noeuds,  des phrases en arabe issues du Coran, écrites sur du papier ou du tissu, langue inconnue du destinataire.

Pour les ethnologues désireux d'étudier ces pratiques de gestion du malheur et de la maladie, il est donc difficile de connaître ces amulettes de l'intérieur.

Mais Alain Epelboin, médecin anthropologue, et Constant Hamès, ethnologue, ont eu un coup de génie. Après s'être liés d'amitié avec l'un des récupérateurs vivant sur l'immense décharge de la banlieue de Dakar, Mbebess, ils lui ont demandé de mettre de côté pour eux les précieuses amulettes et autres objets magiques mis au rebut. Ainsi s'est constitué depuis 1983 le fonds ALEP (CNRS /Museum d'histoire naturelle), qui compte désormais des milliers de pièces, matériaux d'une archéologie du temps présent.


Cette collecte procure aux chercheurs un double bénéfice puisqu'elle leur permet de connaître le contenu des objets magiques en les ouvrant sans pour autant violer l'intimité de leur propriétaire puisqu'ils ont été soit oubliés, soit perdus, soit volontairement mis au rebut.

Ce sont quelques-uns des talismans découverts à l'intérieur de ces objets, pliés, roulés, qu'ils donnent à voir l'Institut du monde arabe : sourates du Coran, noms d'être puissants calligraphiés à la main - mais il y a aussi des faux photocopiés ! -s'entremêlent en des dispositions géométriques méticuleuses, carrés magiques, cercles, losanges ou simples lignes de répétition au graphisme plein de force. Autrefois porteurs d'espoir, ils ont perdu leur efficacité mais pas leur mystère : les raisons de leur arrivée dans la décharge ne laissent pas d'intriguer. Vous pouvez feuilleter le catalogue en ligne ici.

 

 

Page comportant des sourates talismaniques et les noms Allah ou Muhammad

 

Exposition Un art secret, les écritures talismaniques de l'Afrique de l'Ouest, jusqu'au 28 juillet 2013, à l'Institut du monde arabe, Paris.

Entre les pages

Propriétaire d'une librairie familiale d'occasion dans la petite ville d' Oneonta, dans l'état de New York, Michael s'est pris de passion pour toutes les menues choses oubliées entre les pages d'un livre devenu coffre à trésors  :  signets, photos, cartes postales, lettres, plantes - le plus répandu-, factures, recettes, cartes de visite, invitation, publicités, coupures de presse, tickets, billets, listes de course, notes manuscrites.

De ses trouvailles, il a fait un site : Forgotten Bookmarks, qui rend sensibles les minuscules gestes qui ont accompagné une lecture et les histoires de vie que recèle chaque livre lu.

 

L'innocence des objets

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

Photos du Musée de l'innocence de Refik Anadol. Page du livre d'Orhan Pamuk,  L'innocence des objets, Gallimard, 2012.

 

En avril 2012 a été inauguré à Istanbul, dans le quartier de Çukurcuma à Beyoğlu, le Masumiyet Müzesi,  le Musée de l'innocence.  L'écrivain Orhan Pamuk a ainsi vu la concrétisation de son rêve de collecter et exposer dans un musée les vrais objets d'un récit fictionnel après avoir écrit un roman fondé sur ces mêmes objets, Le Musée de l'innocence, mais avec ce préalable que le musée n'est pas l'illustration du roman et que le roman n'est pas une explication du musée.

Pendant des années,  il a hanté  marchés aux puces, brocanteurs et bouquinistes pour rassembler les objets qui lui ont tout à la fois servi d'inspiration pour son roman et de base pour l'élaboration du musée. Pendant des années, il a mûri en esprit la composition de chacune des boîtes qui correspondent aux quatre-vingt-trois chapitres du livre, l'histoire d'une obsession amoureuse en sept cents pages. Construites à l'aide d'assistants et d'artisans, elles rappellent fortement les oeuvres de Joseph Cornell. Il décrit avec quel plaisir il les a élaborées une à une comme des petits univers à part entière :  "Pendant que je disposais tous ces objets dans leur boîte, en les déplaçant légèrement, modifiant centimètre par centimètre leur ordonnancement afin de trouver une harmonie, je sentais que je construisais un monde".  Un plaisir proche sans doute de l'activité de l'écrivain mais se nourrissant aussi de la matérialité spécifique des objets et des hasards de leur juxtaposition. "Le plus grand bonheur, c'est quand l'oeil découvre la beauté là où le mental ne l'aurait pas soupçonnée et là où la main n'aurait jamais osé se porter." On le voit s'enthousiasmer du supplément d'âme qu'ajoutent les proximités nouvelles entre les objets et du dialogue qu'ils nouent. Il renouvelle là un enchantement propre à l'enfance : la flamboyante intensité de la présence des objets et la sensation physique qu'ils communiquent entre eux.

Orhan Pamuk a voulu aussi faire de ce lieu un manifeste pour un autre type de musée. Loin des grandes machineries monumentales liées à la construction d'un État central, d'une nation, à l'instar du Louvre, il plaide pour le développement de petits musées où les objets raconteraient des histoires ordinaires d'individus singuliers : "l'avenir des musées résident à l'intérieur de nos habitations", proclame-t-il.


Le livre catalogue qu'il a écrit, L'innocence des objets, fourmille aussi de formidables notations sur l'histoire de l'Istanbul de son enfance et sa jeunesse, dans les années cinquante et soixante et remue la mémoire inscrite dans les objets. Il consacre en particulier un chapitre au "massacre des objets" expliquant comment des années cinquante aux années quatre-vingts, les vestiges du passé ottoman et les objets des minorités non musulmanes ont été peu à peu anéantis, ne trouvant aucun preneur parmi les collectionneurs, alors que la modernisation de la ville passait par la destruction des konaks, les maisons en bois traditionnelles.

Une bien belle question qu'il pose sans nostalgie : comment disparaissent les objets du passé ? Dans quelles proportions ? Il serait bien intéressant de savoir, par exemple, combien des objets existant en 1880 dans une petite ville de province en France ont survécu aux pertes, à la destruction pure et simple, à l'usure totale, à la déchetterie ? De toute cette masse, combien en reste-t-il aujourd'hui ? Tout utilisateur d'ebay aura éprouvé un certain vertige en faisant défiler ces vieux objets ordinaires présents dans aucun musée ou presque et qui ont accompagné la vie quotidienne de tant d'individus ? Alors, oui, sans doute Orhan Pamuk a-t-il raison : peut-être pourrions-nous chacun dans nos maisons -  non pas les sauver,  ce n'est pas notre mission - mais les accueillir et leur donner un nouveau sens pour faire renaître un dialogue interrompu avec les humains. Mais il me semble que beaucoup ont commencé à le faire.