Last folio

Rangée de livres dans l'école juive de Bardejov, Yuri Dojc, 2006

Rangée de livres dans l'école juive de Bardejov, Yuri Dojc, 2006

Ecole juive à Bardejov, par Yuri Dojc, 2006

Fragment de livre, école juive de Bardejov, Yuri Dojc, 2011

Rangée de livres, école juive de Bardejov, Yuri Dojc, 2006

 

En novembre 2005, le photographe canadien Yuri Dojc et la productrice anglaise Katya Krausova, tous deux nés en Tchécoslovaquie,  entament un périple à travers la Slovaquie pour réaliser un film sur les survivants de l'holocauste. En mars 2006, ils se dirigent vers Bardejov, non loin de la frontière polonaise, pour filmer la grande synagogue transformée en entrepôt et recueillir le témoignage du dernier couple juif de cette ville de 30 000 habitants,  les Simonovic. L'interview terminée, ils s'apprêtent à regagner leur hôtel pour un repos bien mérité quand un vieux monsieur les accoste dans le hall de l'immeuble et insiste pour les recevoir chez lui : il a quelque chose d'important à leur dire. Sa femme a préparé des friandises et les accueille dans leur minuscule salon. Gardien du temple protestant, il détient les clefs d'un bâtiment qu'il veut absolument leur montrer avant leur départ. Le photographe décline son offre en mettant en avant le long trajet qui les attend dans la neige. Le lendemain matin, aux environs de huit heures,  alors que toute l'équipe s'apprête à partir, il aperçoit la silhouette du vieux monsieur qui s'approche : "seulement dix minutes", supplie-t-il. Yuri Dojc accepte et suit M. Bogol jusqu'à un bâtiment banal situé derrière la grand place, joyau patrimonial de la ville.

Quand il en ressort, il est deux heures de l'après-midi. Il vient de pénétrer dans une école juive où tout est resté à la même place depuis ce jour de 1942 où  3700 juifs de Bardejov ont été déportés. Là, le temps s'est arrêté : tables, bancs, lampes, étagères chargées de livres, de cahiers, de livres de compte recouverts de poussière sont restés intacts.

Ces livres, Yuri Dojc, qui reviendra sur les lieux à plusieurs reprises, leur consacrera un projet spécial, Last Folio. Il s'approchera au plus près de leurs textures pour en faire de véritables portraits, attentif aux moindres marques d'usure, à leurs couvertures frangées, au gondolement de leurs pages humides, à leurs noircissements, à leurs dos déchiquetés, à leurs morcellements, à leurs déchirures. Des portraits qui seront autant de portraits en creux de ceux qui les ont fabriqués, de ceux qui les ont lus silencieusement ou à voix haute, feuilletés,  cornés, soulignés, recopiés, retournés, mis en pile, déplacés, de ceux qui les ont commentés au cours de vives discussions,  de ceux qui se les sont échangés, de ceux qui en ont appris des passages par cœur, qui les ont récités, qui les ont appris à d'autres, de ceux qui les ont gardé en mémoire et qui ne sont jamais revenus, disparus à jamais.

Sur l'une des photos d'un volume pris au hasard par Yuri Dojc - qui ne ne connaît pas l'hébreu-, se détache parmi les pages qui tombent en lambeaux, comme entouré d'une aura,  un mot d'encre noire : "Hanishar", "ce qui reste".

 

 

Last Folio, A Photographic Memory, de Yuri Dojc et Katya Krausova, Prestel, 2015

 

 

 

Palazzo Sanfelice

 

Naples fond comme un morceau de sucre sous la pluie. Corrodés, érodés, effrités,  ses églises et ses palais. A peine l’effondrement d'une corniche intérieure du Palazzo Sanfelice fait-elle venir une maigre escouade de vigili del fuoco accompagnés d'un architecte bien mis se bornant à enregistrer les dégâts. Quelques femmes passent négligemment la tête à la fenêtre. Personne ne semble s'alarmer.

Naples perd tous les jours de sa substance dans l'indifférence altière de ses habitants.

Comme après tout voyage, une image se détache qui subsume des milliers de pas, des milliers de regards en une intuition de vérité. Une scène à laquelle on n'aura sur le coup prêté qu'une attention flottante, banalité enchâssée parmi des trésors offerts à notre impatiente curiosité.

Cette image, c'est celle d'une gardienne du musée de Capodimonte venant relever l'un de ses collègues et se hâtant d'installer sa chaise derrière des voilages : dans le renfoncement qu'elle a choisi, on ne voit plus que ses jambes mais l'on discerne son visage tourné vers la fenêtre. Elle contemple le Vésuve, dont le double sommet enrubanné de brume émerge d'une rangée de palmiers. Un visiteur pourrait découper une toile qu'elle ne s'en apercevrait pas ;  elle s'est installée loin des tableaux précieux, là où il n'y a presque aucune œuvre à voler. Tout en elle semble dire que rien n'est vraiment grave lorsque l'on vit sous la menace du volcan.

 

Un art secret

En Afrique de l'Ouest, de nombreuses personnes, adultes comme enfants, portent sur elles des amulettes. La plupart du temps affichés à la vue de tous (portés autour du cou, à la ceinture, au poignet), ces objets magiques n'en sont pas moins des objets intimes. Ils répondent à des intentions secrètes  exposées dans l'atmosphère confidentielle d'un entretien avec un marabout, puis interprétées en vue de la fabrication d'un talisman doté d'un pouvoir sur le réel : se prémunir du malheur, se soigner, déjouer la malchance, s'attirer des bonnes grâces, s'assurer d'un succès politique ou amoureux, obtenir des biens.

Une fois les paroles échangées avec le guérisseur, l'objet échappe à son futur possesseur. Il ne connaît que le mode d'emploi et le but de ce puissant réceptacle, comme nous ne connaissons que la posologie et l'indication d'un médicament prescrit par un médecin. Le secret de fabrication appartient au marabout, qui aura placé à l'intérieur de gainages de cuir, de bouteilles, de cornes, de cadenas, de colliers, à travers superpositions et noeuds,  des phrases en arabe issues du Coran, écrites sur du papier ou du tissu, langue inconnue du destinataire.

Pour les ethnologues désireux d'étudier ces pratiques de gestion du malheur et de la maladie, il est donc difficile de connaître ces amulettes de l'intérieur.

Mais Alain Epelboin, médecin anthropologue, et Constant Hamès, ethnologue, ont eu un coup de génie. Après s'être liés d'amitié avec l'un des récupérateurs vivant sur l'immense décharge de la banlieue de Dakar, Mbebess, ils lui ont demandé de mettre de côté pour eux les précieuses amulettes et autres objets magiques mis au rebut. Ainsi s'est constitué depuis 1983 le fonds ALEP (CNRS /Museum d'histoire naturelle), qui compte désormais des milliers de pièces, matériaux d'une archéologie du temps présent.


Cette collecte procure aux chercheurs un double bénéfice puisqu'elle leur permet de connaître le contenu des objets magiques en les ouvrant sans pour autant violer l'intimité de leur propriétaire puisqu'ils ont été soit oubliés, soit perdus, soit volontairement mis au rebut.

Ce sont quelques-uns des talismans découverts à l'intérieur de ces objets, pliés, roulés, qu'ils donnent à voir l'Institut du monde arabe : sourates du Coran, noms d'être puissants calligraphiés à la main - mais il y a aussi des faux photocopiés ! -s'entremêlent en des dispositions géométriques méticuleuses, carrés magiques, cercles, losanges ou simples lignes de répétition au graphisme plein de force. Autrefois porteurs d'espoir, ils ont perdu leur efficacité mais pas leur mystère : les raisons de leur arrivée dans la décharge ne laissent pas d'intriguer. Vous pouvez feuilleter le catalogue en ligne ici.

 

 

Page comportant des sourates talismaniques et les noms Allah ou Muhammad

 

Exposition Un art secret, les écritures talismaniques de l'Afrique de l'Ouest, jusqu'au 28 juillet 2013, à l'Institut du monde arabe, Paris.