Greffons

Sculptures exposées à la Centrale Montemartini

Ce que nous regardons comme une totalité dotée de sens et de beauté, les riches collectionneurs de marbres antiques du XVIe et du XVIIe siècles ne le considéraient que comme des fragments appelés à être complétés. Ils faisaient alors appel à des sculpteurs pour greffer des parties manquantes sur les corps mutilés de leurs "reliques cendreuses" afin d'exposer leurs statues reconstruites, un peu comme si l'on collait des bras modernes à la Venus de Milo. Ainsi Le Bernin et L'Algarde furent sollicités pour procéder à ces opérations, imprimant une gestuelle baroque aux divinités classiques et s'éloignant de l'iconographie antique : voir la statue d'Héraclès en tueur de l'Hydre de Lerne ou l'Hermès Ludovisi conservé au Palazzo Altemps.

Au XVIIIe siècle commença un vaste mouvement de dérestauration, visant à ôter les morceaux ajoutés à ces êtres devenus hybrides.

 

 

Construire un palais de la mémoire

Plan d'un palais appartenant à la famille Gaddi, à Florence, vers 1560, musée des offices

Francesca Woodman, Angel Series, Rome, 1997, Tate

Cecil Beaton, Carmen, années 30

Edward Gorey, Wallpaper

Eliott Erwitt, Venise, 1965

 

Figurez-vous que vous vivez dans une société sans imprimerie ni papier : comment vous souvenir d'une liste de centaines de personnes ? Comment vous souvenir d'un discours que vous prononceriez pendant une heure ? comment vous souvenir de poèmes que vous auriez seulement entendus ? En les apprenant par cœur, me direz-vous. Certes, mais sans le support de l'écriture, sans le texte imprimé sur lequel revenir, la chose n'est pas aisée, il faut l'admettre. Pourtant, les textes antiques rapportent mille et une anecdotes sur des mémoires phénoménales :  Sénèque le rhéteur pouvait répéter deux milles mots dans l'ordre dans lequel on les lui avait donnés, Cyrus connaissait le nom de tous ses soldats,  Lucius Scipion celui de tous les gens de Rome, Saint-Augustin cite le cas de l'un de ses amis, Simplicius, qui pouvait réciter Virigile à l'envers.

Alors que nous comptons sur des supports extérieurs (un agenda, un carnet de notes, un smartphone, un ordinateur, nos livres) pour nous souvenir, les gens de l'Antiquité devaient faire subir un entraînement d'athlète olympique à leur propre mémoire. Plus encore, ils pratiquaient cette discipline de la mémoire comme un art que Frances A. Yates a étudié dans un ouvrage fondateur, L'art de la mémoire (Gallimard, bibliothèque des histoires, 1975, tr. Daniel Arasse - les citations qui suivent sont issues de son livre)

Cette mémoire artificielle consistait en une sorte d'écriture intérieure extrêmement structurée reposant sur la construction de lieux auxquels il s'agissait d'associer mentalement des images.

"Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu'on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l'ordre des lieux conserve l'ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu'on y trace", explique Ciceron dans De oratore.

Ainsi fallait-il se figurer un lieu familier ou fictif, comme une maison ou un bâtiment public, de préférence désert et solitaire, bien éclairé, et le parcourir en pensée dans un ordre précis, pièce par pièce, salle par salle, en ayant très présent à l'esprit chaque colonne, niche, angle, couloir, porte, etc. Il fallait ensuite placer dans ces diverses parties, à intervalle régulier, des images que l'on associait à tel mot, telle idée d'un discours à apprendre, d'une liste à retenir, d'un livre à se remémorer. Mais des images fortes, très précises, à même de stimuler vivement la mémoire.


Voici ce qu'expose Ad Herrenium,  le traité phare de l'art de mémoire, écrit par un maître de rhétorique romain inconnu, vers 86-82 avant JC.

"Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues ni actives (imagines agentes) ; si nous  leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous enlaidissons  d'une façon ou d'une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l'aspect soit le plus frappant ; ou encore si nous donnons un effet comique à nos images. Car cela aussi nous garantira plus de facilité à nous les rappeler. Ce que nous nous rappelons facilement quand c'est réel, nous nous le rappelons aussi facilement quand c'est fictif. Mais une condition est essentielle : il faut régulièrement parcourir en esprit tous les lieux originaux pour raviver les images."


Ainsi devait-on disposer de centaines et de centaines de lieux réels et inventés, des trajets aussi comme une promenade dans une ville ou un voyage. Frances Yates, étudiant les diverses formes prises par l'art de la mémoire au Moyen-Age , cite Le Phoenix sive artificioa memoria de Pierre de Ravenne, manuel de mémoire le plus universellement réputé au XVe siècle, où l'auteur indique comment il fabrique des lieux au cours de ses voyages : monastères et églises lui servent à fixer histoires, légendes, sermons de carême et droit canon. Pour dérouler le fil d'un discours, prononcer une plaidoirie, réciter un livre,  il suffisait de reparcourir en pensée ces lieux ou ces trajets et de visualiser  les images choisies pour susciter le souvenir des idées à exposer.

Joshua Foer dans son très amusant livre de vulgarisation scientifique, Moonwalking with Einstein, The Art and Science of Remembering Everything (récemment traduit en français) revient sur ces arts de la mémoire, encore utilisés par les athlètes mentaux que sont les participants aux championnats de la mémoire où il s'agit de se souvenir de jeux de cartes dans l'ordre de leur désordre en moins de tant de secondes ou de citer le plus de décimales de pi. Il évoque l'exercice simple de construction d'un palais de la mémoire que lui donne un de ces champions : se souvenir dans l'ordre d'une liste de quinze objets ou choses à faire. Et pour cela, il lui conseille de suivre la méthode d'Ad Herrenium : choisir un lieu familier - en l'occurrence, sa maison d'enfance -  et placer dans chaque pièce ou recoin une image forte à associer à l'objet ou la chose à faire, autrement dit multiplier les effets stimulants qu'ont sur la mémorisation  la topographie et  la visualisation.  Pour le cottage cheese, cela donne Claudia Schiffer dans une baignoire de fromage blanc, pour le saumon, un saumon bien puant coincé sous les cordes du piano dans le salon et pour "envoyer un mail à Sophia", il lui propose d'imaginer Sophia Loren sur les genoux d'un transsexuel (she-male/mail) en train de taper  sur son ordinateur. Vous pouvez écouter Joshua Foer expliquer (sous-titres français) tout cela ici. Il conclut sur l'importance de se souvenir de se souvenir, un leitmotiv qui parcourt son livre, spécialement dans cette belle page où l'un de ses interlocuteurs lui explique que l'un des meilleurs moyens pour lutter contre la sensation du temps qui passe trop vite est d'exercer notre esprit à élaborer des souvenirs très précis.

Amusons-nous donc à construire nos propres palais de la mémoire. Remplissons les de toutes sortes de belles choses et de beaux moments dont nous aimerions nous souvenir et plaisons nous à les parcourir aussi souvent que possible.