The Girl Chewing Gum

 

Au BAL, dans la première salle de la retrospective consacrée à Chris Killip, What Happened, une citation de Diane Arbus

« Si vous observez la réalité d'assez près, si d'une façon ou d'une autre vous la découvrez vraiment, la réalité devient fantastique. »

happe le visiteur vers une petite salle obscure où il découvre les images d'un coin de rue filmée en noir et blanc. Une voix masculine donne des directives : "Faites reculer la remorque vers la gauche", "Je veux que la fillette traverse en courant. Maintenant", "Dépêchez-vous". Elle semble diriger le moindre des mouvements visibles : d'un imperceptible sourire à la main qui porte la cigarette à la bouche. Un documentaire sur un tournage de film dans le Londres des années 70, se dit-on  - on voit des bus passer et les gens sont vêtus de pattes d'eph.

Au bout de quelques minutes, quelque chose fait qu' il devient évident que cette voix a été plaquée a posteriori sur les faits et gestes des passants. On  sourit de ce jeu sur la toute puissance du langage, capable de soumettre le réel à la volonté du commentateur.

Le jeu ne s'arrête pas là. Progressivement, l'impératif glisse vers une plate énumération : "garçon, voiture, van, mère tenant fermement la main de ses garçons". Puis, le commentaire jusque là neutre introduit l'idée de causalité dans les actions en train de se faire : un tel rentre chez lui, tel autre va à la banque. Et très vite la machine s'emballe jusqu'à l'absurde, s'engouffrant dans l'écart ténu entre la réalité et la fiction. Je vous laisse découvrir comment en regardant la vidéo, que vous trouverez sous-titrée en français ici.

Cette merveille est l’œuvre du cinéaste expérimental anglais John Smith. Il eut l'idée de ce tournage de rue en regardant les préparatifs à la fausse neige dans La nuit américaine de Truffaut. Il partit de ce principe tout simple mais remarquablement efficace : d'abord tourner de manière plus ou moins improvisée  ce coin de rue animée du faubourg londonien de Dalston, où il habitait, puis mettre en scène dans un second temps afin de mettre à l'épreuve le pouvoir de la narration, fortement décriée dans les années 70.

Bien belle manière, pour paraphraser Perec, d'interroger "ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel" et de l'inventer.

 

 

 

John Smith. The Girl Chewing Gum (1976), 12mn, 16mm.

Au BAL, jusqu'au 19 août.