A travers le porche

Berlin, vers 1929 ..Mara Vishniac Kohn, courtesy International Center of Photography

Berlin, c. 1935-1936 . Mara Vishniac Kohn, courtesy International Center of Photography

 

Ces  deux photographies de Roman Vishniac ont été prises depuis l'intérieur d'un porche d'immeuble, sans doute dans le quartier de Wilmersdorf, à Berlin,  où il s'installa en 1920 après avoir vécu les vingt-trois premières années de sa vie à Moscou. 

Sept années séparent ces deux clichés : le premier date de 1929, le second de 1936.Le photographe occupe toujours la même position de retrait, manifeste toujours la même maîtrise du cadre, mais l'acte de photographier a pris une tout autre signification.

Dans les années vingt, il se plaçait  à la lisière de la scène urbaine en spectateur amusé.  Épris de recherches formelles dans le bouillonnement d'une capitale culturelle cosmopolite avide d'expérimentations artistiques, il recevait l'influence de l'avant-garde photographique allemande.

Avec l'arrivée de Hitler au pouvoir, l'exercice de la profession de photographe est très vite interdite aux juifs, tout comme la possibilité de photographier dans la rue. Dès lors sa pratique devient acte de résistance, à travers lequel il témoigne de l'emprise du nazisme sur l'espace public, en plein et en creux, et interroge sa présence et sa place.

Ainsi s'attache-t-il aux signes visibles de l'envahissement symbolique et idéologique  à travers boutiques et rues. Sur la deuxième photo, on discerne un drapeau à croix gammée à la porte d'un magasin situé au rez-de-chaussée d'un immeuble dont le premier étage est occupé par un tailleur juif pour dames et hommes du nom de Paul Posluschny.

Mais au-delà, ce que Roman Vishniac parvient à capter dans la banalité d'une scène de rue illuminée par le soleil de printemps,  c'est l'air saturé de menaces invisibles.

Les  lois de Nuremberg viennent d'être appliquées.  Le sourire même que la jeune mère adresse à son bébé paraît effroyable. Là est planté un décor dont chaque élément deviendra instrument de persécution. Victor Klemperer dressera en juin 1942 dans son journal l'inventaire des ordonnances ayant conduit à bannir les juifs de l'espace public : obligation de rester chez soi après huit ou neuf heures du soir, interdiction d'utiliser tout moyen de transport, interdiction d'acheter des cigares ou tout autre article pour fumeur, interdiction d'acheter des fleurs, interdiction d'aller chez le coiffeur, interdiction de circuler à vélo autrement que pour aller travailler, interdiction de pénétrer dans une gare, interdiction de marcher dans les parcs et les rues qui les jouxtent, interdiction d'aller dans les halles, de fréquenter les bibliothèques de prêt, les théâtres, les cinémas, interdiction de prendre des repas au restaurant,  interdiction de faire des achats dans des magasins en dehors d'une heure précise chaque jour.

Roman Vishniac quitta Berlin en 1939 après avoir photographié les communautés juives d'Europe centrale à la demande de l'American Jewish Joint Distribution Committee et trouva refuge aux États-Unis. Il ne cessa pas de photographier et s'adonna à sa passion : la photomicroscopie scientifique.

 

 

 

Exposition Roman Vishniac, de Berlin à New York, jusqu'au 25 janvier au Musée d'art et d'histoire du judaïsme à Paris.

 

La ville écrite

 

Dans ces photos du Paris du début du XXe siècle, Atget donne à voir une ville hérissée de lettres : enseignes envahissant les façades, suspendues aux balcons, réclames dévorant les pignons, vitrines cachées derrière les énormes lettrages des affichages de prix, immenses murs de lettres peintes. Sur la photo du chevet de Saint-Séverin, l'on recense au bas mot une cinquantaine d'affiches publicitaires différentes : Singer, Cafés Carvalho, Byrrh, Automobile Club de France, Dubonnet, Saint Raphaël Quinquina, Hurtu automobiles, etc.

Cette saturation du signe écrit suit la courbe vertigineuse de l'accroissement de l'imprimé au XIXe siècle : le papier n'est plus rare (entre 1800 et 1900, sa production est multiplié par 2800), de nouvelles rotatives bouleversent les techniques de l'imprimerie,  la scolarisation et l'alphabétisation progressent, la révolution industrielle nourrit le marché publicitaire et la culture de masse prend son essor.

Au XVIIIe siècle, cet espace de l'affiche était  éphémère et toujours renouvelé, éclaté en de multiples catégories :

"Ces affiches sont arrachées le lendemain pour faire place à d'autres. Si la main qui les colle ne le déchiroit pas, les rues à la longue seront obstruées par une espèce de carton, grossier résultat du sacré et du profonde ensemble : comme mandements ; annonces de charlatans, ; arrêts de la cour de Parlement ; arrêts du Conseil qui les cassent ; biens en décret, ventes après décès et au dernier enchérisseur ; monitoires, chiens perdus, sentences du Châtelet, avis aux âmes dévotes, marionnettes, prédicateurs, exposition du Saint sacrement, régiment de dragons, traité de l'âme, bandages élastiques" écrivait Louis-Sebastien Mercier dans le vol. IV de son Tableau de Paris en 1783.

Au cours du XIXe siècle, il se consolide avec l'obligation pour les magasins d'apposer une enseigne, la naissance du mobilier urbain, l'invention du mur publicitaire peint. La ville ressemble à un journal géant à ciel ouvert dont on pourrait lire les réclames bien ordonnancées en colonnes.  Au XXe siècle, cet espace de papier se double d'un espace de lumière, celui des lettres en néon, avec un apogée dans les années 30. De jour comme de nuit, les lettres s'impriment dans l’œil des passants.


Espace bien étrange pour le citadin d'aujourd'hui : les signes imprimés ont quasiment déserté les façades pour se muer en écrans mobiles,  apparitions fugitives de LED,  ou se loger au creux des mains dans les smartphones alors que la publicité a pénétré au-delà des murs, à l'intérieur de l'espace privé, à travers la télé et l'ordinateur.

 

 

 

Eugène Atget. Impasse des bourdonnais 1911, BNF;  église saint-séverin, au coin de la rue saint jacques,  1899, musée Carnavalet ; rue saint jacques, 1903 ; 81 rue saint martin, 1911, BNF ;  place  saint-médard, vers 1898, musée Carnavalet.

The Girl Chewing Gum

 

Au BAL, dans la première salle de la retrospective consacrée à Chris Killip, What Happened, une citation de Diane Arbus

« Si vous observez la réalité d'assez près, si d'une façon ou d'une autre vous la découvrez vraiment, la réalité devient fantastique. »

happe le visiteur vers une petite salle obscure où il découvre les images d'un coin de rue filmée en noir et blanc. Une voix masculine donne des directives : "Faites reculer la remorque vers la gauche", "Je veux que la fillette traverse en courant. Maintenant", "Dépêchez-vous". Elle semble diriger le moindre des mouvements visibles : d'un imperceptible sourire à la main qui porte la cigarette à la bouche. Un documentaire sur un tournage de film dans le Londres des années 70, se dit-on  - on voit des bus passer et les gens sont vêtus de pattes d'eph.

Au bout de quelques minutes, quelque chose fait qu' il devient évident que cette voix a été plaquée a posteriori sur les faits et gestes des passants. On  sourit de ce jeu sur la toute puissance du langage, capable de soumettre le réel à la volonté du commentateur.

Le jeu ne s'arrête pas là. Progressivement, l'impératif glisse vers une plate énumération : "garçon, voiture, van, mère tenant fermement la main de ses garçons". Puis, le commentaire jusque là neutre introduit l'idée de causalité dans les actions en train de se faire : un tel rentre chez lui, tel autre va à la banque. Et très vite la machine s'emballe jusqu'à l'absurde, s'engouffrant dans l'écart ténu entre la réalité et la fiction. Je vous laisse découvrir comment en regardant la vidéo, que vous trouverez sous-titrée en français ici.

Cette merveille est l’œuvre du cinéaste expérimental anglais John Smith. Il eut l'idée de ce tournage de rue en regardant les préparatifs à la fausse neige dans La nuit américaine de Truffaut. Il partit de ce principe tout simple mais remarquablement efficace : d'abord tourner de manière plus ou moins improvisée  ce coin de rue animée du faubourg londonien de Dalston, où il habitait, puis mettre en scène dans un second temps afin de mettre à l'épreuve le pouvoir de la narration, fortement décriée dans les années 70.

Bien belle manière, pour paraphraser Perec, d'interroger "ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel" et de l'inventer.

 

 

 

John Smith. The Girl Chewing Gum (1976), 12mn, 16mm.

Au BAL, jusqu'au 19 août.