La ville écrite

 

Dans ces photos du Paris du début du XXe siècle, Atget donne à voir une ville hérissée de lettres : enseignes envahissant les façades, suspendues aux balcons, réclames dévorant les pignons, vitrines cachées derrière les énormes lettrages des affichages de prix, immenses murs de lettres peintes. Sur la photo du chevet de Saint-Séverin, l'on recense au bas mot une cinquantaine d'affiches publicitaires différentes : Singer, Cafés Carvalho, Byrrh, Automobile Club de France, Dubonnet, Saint Raphaël Quinquina, Hurtu automobiles, etc.

Cette saturation du signe écrit suit la courbe vertigineuse de l'accroissement de l'imprimé au XIXe siècle : le papier n'est plus rare (entre 1800 et 1900, sa production est multiplié par 2800), de nouvelles rotatives bouleversent les techniques de l'imprimerie,  la scolarisation et l'alphabétisation progressent, la révolution industrielle nourrit le marché publicitaire et la culture de masse prend son essor.

Au XVIIIe siècle, cet espace de l'affiche était  éphémère et toujours renouvelé, éclaté en de multiples catégories :

"Ces affiches sont arrachées le lendemain pour faire place à d'autres. Si la main qui les colle ne le déchiroit pas, les rues à la longue seront obstruées par une espèce de carton, grossier résultat du sacré et du profonde ensemble : comme mandements ; annonces de charlatans, ; arrêts de la cour de Parlement ; arrêts du Conseil qui les cassent ; biens en décret, ventes après décès et au dernier enchérisseur ; monitoires, chiens perdus, sentences du Châtelet, avis aux âmes dévotes, marionnettes, prédicateurs, exposition du Saint sacrement, régiment de dragons, traité de l'âme, bandages élastiques" écrivait Louis-Sebastien Mercier dans le vol. IV de son Tableau de Paris en 1783.

Au cours du XIXe siècle, il se consolide avec l'obligation pour les magasins d'apposer une enseigne, la naissance du mobilier urbain, l'invention du mur publicitaire peint. La ville ressemble à un journal géant à ciel ouvert dont on pourrait lire les réclames bien ordonnancées en colonnes.  Au XXe siècle, cet espace de papier se double d'un espace de lumière, celui des lettres en néon, avec un apogée dans les années 30. De jour comme de nuit, les lettres s'impriment dans l’œil des passants.


Espace bien étrange pour le citadin d'aujourd'hui : les signes imprimés ont quasiment déserté les façades pour se muer en écrans mobiles,  apparitions fugitives de LED,  ou se loger au creux des mains dans les smartphones alors que la publicité a pénétré au-delà des murs, à l'intérieur de l'espace privé, à travers la télé et l'ordinateur.

 

 

 

Eugène Atget. Impasse des bourdonnais 1911, BNF;  église saint-séverin, au coin de la rue saint jacques,  1899, musée Carnavalet ; rue saint jacques, 1903 ; 81 rue saint martin, 1911, BNF ;  place  saint-médard, vers 1898, musée Carnavalet.