Ciel changeant

Chaise à la reine de Sulpice Brizard, hêtre sculpté et peint, vers 1765. Musée du Louvre

Chaise à la reine de Sulpice Brizard, hêtre sculpté et peint, vers 1765. Musée du Louvre

 

Dans les nouvelles salles d'objet d'art du Louvre consacrées au XVIIe et XVIIIe siècles, alternant period rooms et alcôves de présentation pour petits objets, une chaise cannée à la reine de Sulpice Brizard : ravissement de son dossier peint.


L'est-il aussi à son verso ? Imaginons les effets changeants du ciel - bleuté, rosé, orangé, grisé - selon la couleur de la robe de celle qui s'y asseyait ou les superpositions de motifs à travers les trous du cannage.


 


 

Ces choses-là

Charles Germain de Saint-Aubin. L' Art du brodeur. Imp. FD Delatour, 1770. 

 

 

"Nous entrons dans l'ère des révolutions, écrit Rousseau, mais les grands choses n'empêchent pas les petites, le promeneur des Rêveries s'en va cueillir la dentaire heptaphyllos, le ciclamen et le nidus avis pour son herbier, et Germain de Saint-Aubin rédige L'Art du Brodeur : on ponce le dessin d'une broderie en le couvrant d'une fine poussière puis en soufflant légèrement dessus pour en chasser le superflu, procédé qui s'appelle ordonner.  

Souffler sur l'époque pour l'ordonner mais en préservant ses détails : balustre d'or, papillons, pompons'".  

 

Dans Ces choses-là, Marianne Alphant se livre pour le plus grand ravissement du lecteur à ordonner le XVIIIe siècle : lui donner sens tout en n'en évoquant que détails, petits riens, anecdotes, listes, "paillettes, fretins, fétiches", accessoires.  Comme un taffetas aux reflets changeants, elle tisse l'époque tout en contrastes : en chaîne, le raffinement extrême, le libertinage, le luxe, la légèreté ; en trame, le goût macabre de Louis XV, la Terreur, l'emprisonnement, l'exhumation des corps royaux à Saint-Denis.

Nous cheminons avec elle au gré de phrases courtes sans verbe, d' énumérations, de suites de verbes à l'infinitif, d'alternances de courts de et longs paragraphes. Elle furète dans un désordre de rubans de soie, s'envole en escarpolette au-dessus des blancs moutons alors qu'une belle s'en va cueillir la fraise et  la fleur d'églantier, s'assoie à côté de Jean-Jacques écrivant sur une carte à jouer dans son cabinet de verdure à Montmorency,  soulève le couvercle du nécessaire de voyage commandé par Marie-Antoinette pour sa fuite,  accompagne les paysans de Campanie quand ils heurtent les premiers marbres d'Herculanum, scrute l'empreinte des corps sur les draps froissés de Fragonard, ouvre avec le Régent les battants d'une armoire où sont dissimulés des flambeaux éclairés pour percer le secret d'une orgie,  force le cercueil de Marie de Médicis en putréfaction liquide, vole ses aphrodisiaques à Mme de Pompadour,  caracole dans la campagne anglaise avec Casanova et les cinq sœurs "hanoveriennes", feuillette les cahiers d'écriture du Dauphin, accompagne la chute du mouchoir du roi décapité, zézaie zoliment avec la Du Barry, se moque des culs rouges de Boucher, fredonne Soave sia il vento, s'en va à Vienne toucher un morceau de fer coudé sous la direction de Franz Anton, assiste à une représentation du Devin du village en compagnie de Goethe enfant,  s'évanouit, a des vapeurs, ressent le spline, collectionne les tabatières, se souvient avec Sade emprisonné  songeant à sa femme des "petits papillons de La Coste, absolument entre toi et moi", contemple le mouvement semi-circulaire de la cime des arbres avant la pluie avec Bernardin, fouille dans les langes des petits abandonnés à la recherche du détail, de la remarque, qui saura les identifier.

Car, contre l'histoire qui l'interpelle, et qui la rappelle à l'ordre des grandes scansions, elle sait dresser des autels à la rêverie pour donner le goût d'une époque, du rose poudré d'un habit de velours ras au rouge du sang de l'échafaud.

 

 

 

 

Marianne Alphant. Ces choses-là. P.O.L, 2013

 


 

 

 

Unseen Versailles

 

A la fin des années soixante-dix, la grande photographe de mode Deborah Turbeville a été contactée par Jacqueline Onassis alors éditrice chez Double Day pour réaliser un beau livre autour du château de Versailles, un Versailles hanté et mélancolique. Ce sera Unseen Versailles aujourd'hui introuvable.

Ce sont ces photos que  Serge Aboukrat montre en ce moment dans  sa minuscule galerie de la place Furstemberg, transformée pour l'occasion en cabinet tapissé d'une juxtaposition de cadres rouillés  reproduisant le dédale des petits appartements privés,  tout en enfilades de cabinets et recoins intimes. Loin des reflets du papier glacé, loin des flambloyances de la galerie des glaces, les images sont mates, éraflées, poudroyantes, entrelacées de textes manuscrits. L’œil les parcourt dans le désordre comme l'on emprunterait des portes dérobées, en faisant  froufrouter une robe de soie sur les parois d'un couloir étroit et obscur. Contrairement aux indications de l'éditrice qui souhaitait que soient donnés à voir "ces escaliers secrets d'où fusaient commérages et scandales", c'est un Versailles plombé par un silence de mort que nous découvrons. L'agitation de la cour, l'intense circulation qui animait à toute heure les lieux, si bien évoquée dans Les Adieux à la Reine de Benoît Jacquot, n'est plus : ce n'est pas même le sommeil de La Belle au Bois dormant mais la pétrification d'un monde. Les dames entr'aperçues sont à l'image des statues, transformées en gisants marmoréens tandis que poussière et linceuls recouvrent toute chose.

A vrai dire, il est un peu mal aisé d'entretenir une intimité avec cette exposition sous l’œil du galeriste, si affable fût-il. On rêverait que soit réutilisé le procédé que mirent au point Christian Boltanski et Jean Le Gac dans les années soixante : après avoir transformé en installation un appartement familial laissé vide entre deux locations , ils firent faire des dizaines de doubles des clefs qu'ils envoyèrent avec seulement leurs noms et l'adresse à laquelle se rendre.

Voilà, on recevrait une clef enrubannée, une adresse et une heure et l'on découvrirait la galerie seul la nuit, à la lueur d'un bougeoir.


Là, on se plairait à songer à  l'atmosphère si particulière qui a présidé à l'élaboration de cette série. Deborah Turbeville la décrit très bien dans le petit papier de présentation. Marine Biras avait fabriqué des costumes très proches des originaux, l'un des plus grands maquilleurs de Vogue s'était joint à la partie, apportant avec lui des perruques aux teintes des premières lueurs du jour, des jeunes filles aux traits XVIII e avaient été embauchées tandis que le conservateur exerçait une surveillance et un contrôle des plus sévères.  "Je suis sûre que nous donnions l'image d'une troupe de personnages sortie d'un film de Felllini lorsque nous descendîmes l'escalier principal avec nos airs déjantés de bande désassortie, nos étoffes bigarrées, nos déguisements, perruques et animaux domestiques ", bande entraînée par un bossu claudiquant précédé par des gardes porteurs de candélabres dans un Versailles d'hiver maussade, déserté par les touristes.

 

 

 Deborah Turbeville. Unseen Versailles. Galerie Serge Aboukrat, jusqu'au 30 janvier 2013.

Photos  empruntées ici et .

 

Une robe fantôme

Pierre-Louis Dumesnil. Servante habillant des enfants. 1730. Musée Carnavalet

 

Au musée Carnavalet, un tableau d'un petit maître du XVIIIe siècle, Pierre-Louis Dumesnil, représente une servante habillant des enfants. Une scène de genre parmi d'autres. Mais il y a ce détail troublant de la robe qui attend la petite fille en train d'être revêtue de son linge de corps. Elle ne git pas par terre, informe ; elle se tient comme si elle était habitée par un être invisible : présence-absence du corps de l'enfant en devenir,  nous voici devant une petite peau de mue serpentine. Qui n'a pas ressenti l' impression de tenir une chrysalide entre ses mains en rangeant des habits devenus trop petits ?

 

 

Sur la mode enfantine au XVIIIe siècle, voir le remarquable site Les petites mains, histoire de mode enfantine, régal d'érudition et festin iconographique.