Une vaste pièce aux murs nus : au sol, des tomettes irrégulières, au plafond des solives, une cheminée de pierre grise. Le seul meuble est une chaise. Elle est placée devant un plateau de bois disposé horizontalement servant de table : il est maintenu en équilibre grâce à une tige de fer verticale, l'autre extrémité étant reliée par un système de gonds à une niche dotée d'étagères. D'un seul geste, il peut être rabattu pour clore le renfoncement et laisser place au vide.
Cet ingénieux dispositif accompagnait l'effacement d'une activité. Il n'était déployé que le temps d'un repas solitaire. Les étagères accueillaient assiettes, plats, couverts et verres et étaient rapidement cachés à la vue de celui qui occupait les lieux. Un moine chartreux de la Chartreuse de Galluzzo, à quelques kilomètres au sud de Florence : isolement dans une cellule où prier, dormir, travailler et manger, quelques sorties quotidiennes pour assister aux offices, repas communs pris dans le silence le plus total les dimanches et fêtes.
Il faut imaginer la pure joie que provoqua la découverte de cet espace chez Le Corbusier alors âgé de dix-neuf ans, en septembre 1907. Il écrit dans une carte postale à son maître Charles L'Eplattenier : "Ah les Chartreux ! Je voudrais toute ma vie habiter ce qu'ils appellent leurs cellules. C'est la solution de la maison ouvrière type unique ou plutôt du paradis terrestre". "Une petite flamme s'allume" dit-il. Quand il y revient en octobre 1910, il ne manque pas d'en faire des croquis : antichambre où sont réceptionnés les repas servis par les convers à travers une passe-plat, chambre à coucher, étude, loggia ouvrant sur les collines alentours, et au niveau inférieur, donnant sur un petit jardin clos, entrepôt à bois et atelier. Et légende ainsi l'un d'eux : " S'appliquerait admirablement à des maisons ouvrières, les corps de logis étant entièrement indépendants - tranquillité épatante".
Une intuition se fait jour qui ne trouve pas encore de formulation : l'articulation des cellules - unités d'habitation - autour du cloître comme modèle même de l'harmonie entre l'individuel et le collectif.
Douze ans plus tard, le souvenir de cette lumineuse vision donnera lieu à l'élaboration du concept des immeubles-villas, crayonné au dos d'un menu à la suite d'un repas pris avec son cousin et associé.
"Permettez-moi de vous montrer par quels chemins, à travers vingt années de curiosité attentive, des certitudes sont venues. L’origine de ces recherches, pour mon compte, remonte à la visite de la Chartreuse d’Ema aux environs de Florence, en 1907. J’ai vu, dans ce paysage musical de la Toscane, une cité moderne couronnant la colline. La plus noble silhouette dans le paysage, la couronne ininterrompue des cellules des moines ; chaque cellule a vue sur la plaine, et dégage sur un jardinet en contrebas entièrement clos. J’ai pensé ne pouvoir jamais rencontrer une telle interprétation joyeuse de l’habitation. Le dos de chaque cellule ouvre par une porte et un guichet sur une rue circulaire. Cette rue est couverte d’une arcade : le cloître. Par là fonctionnent les services communs, la prière,les visites, le manger,les enterrements. Cette ‘cité moderne’ est du quinzième siècle. La vision radieuse m’en est demeurée pour toujours. En 1910, revenant d’Athènes, je m’arrêtais une fois encore à la Chartreuse. Un jour de 1922, j’en parle à mon associé Pierre Jeanneret ; sur le dos d’un menu de restaurant, nous avons spontanément dessiné les ‘immeubles villas’; l’idée était éclose." in Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, 1930
Quarante ans après, Le Corbusier revenait encore sur le cheminement de son émotion de tout jeune homme. On en vient à penser que toute sa vie, il a cherché à retrouver la fraîcheur de ce souvenir de jeunesse.
«1907. J’ai 19 ans. Je prends pour la première fois contact avec l’Italie. En pleine Toscane, la Chartreuse d’Ema couronnant une colline laisse voir les créneaux formés par chacune des cellules de moines à pic sur un immense mur de château fort. Entre chaque créneau est un jardin profond complètement dérobé à toute vue extérieure et privé également de toute vue au dehors. Le créneau ouvre sur les horizons toscans. L’infini du paysage, le tête à tête avec soi-même. Derrière est la cellule elle-même, reliée par un cloître aux autres cellules, au réfectoire et à l’église plantée au centre. Une sensation d’harmonie extraordinaire m’envahit. Je mesure qu’une aspiration humaine authentique est comblée: le silence, la solitude; mais aussi, le commerce (le contact quotidien) avec les mortels; et encore, l’accession aux effusions vers l’insaisissable. 1910. Voyage de sept mois, sac au dos: Prague, Vienne, Budapest, Balkans Serbes,Roumanie, Bulgarie, Roumélie, Turquie d’Europe, Turquie d’Asie, Athènes, Delphes, et Naples, et Rome, et Florence.Au septième mois d'octobre), me voici à nouveau à la Chartreuse d’Ema. Cette fois-ci, j’ai dessiné; ainsi les choses me sont mieux entrées dans la tête... Et je suis parti dans la vie pour la plus grande bagarre. J’avais 23 ans. Dans cette première impression d’harmonie, dans la Chartreuse d’Ema, le fait essentiel, profond ne devait m’apparaître que plus tard–la présence, l’instance de l’équation à résoudre confiée à la perspicacité des hommes: le binôme ‘individu-collectivité’. Mais la solution porte également une leçon tout aussi décisive, celle-ci: pour résoudre une grande part des problèmes humains, il faut disposer de lieux et de locaux. Et c’est de l’architecture et de l’urbanisme. La Chartreuse d’Ema était un lieu; et les locaux étaient présents, aménagés selon la plus belle biologie architecturale. La Chartreuse d’Ema est un organisme. Le terme ‘organisme’ avait pris naissance dans ma conscience. Des années passèrent.» in Unités d'habitation de grandeur conforme, avril 1957 - cité par Marta Sequeira dans sa contribution très complète consacrée au rapport entre Le Corbusier et la chartreuse de Galluzzo ici.